Textes
Portrait de diplômé.e.s à lire sur le site de l'ESACM :
www.esacm.fr/actu/portrait-ancienne-etudiante-camille-varenne/
extrait :
"Tu vis entre Clermont-Ferrand et Ouagadougou. Peux-tu nous parler de ton histoire avec cette ville ?
Je viens du Monteil, petit village de la commune de Vieille-Brioude (Haute-Loire), mais ma mère, Rosalie Dametto, a grandi au Maroc et au Nigéria. Mes grands-parents, immigrés italiens, étaient ouvriers à la SGT-E, entreprise de travaux publics rachetée par Vinci. Mon grand-père a participé à la création du premier barrage hydraulique suite à l’indépendance du Maroc. C’est une histoire familiale qui est reliée au continent africain et à l’histoire coloniale de la France. Mon enfance et mon imaginaire ont été bercés de récits sur l’Afrique.
Lors de ma 4e année à l’ÉSACM, j’ai décidé d’aller faire un stage à Manivelle Productions, une maison de production audiovisuelle basée à Ouagadougou. J’ai découvert l’effervescence des cinémas africains, rencontré les réalisateurs burkinabè et me suis immergée dans ce réseau. C’est vraiment là-bas que j’ai affirmé la vidéo comme étant mon médium de prédilection.
Faire des films étaient avant tout un moyen de rencontrer les gens, passer du temps avec elleux, partager des moments de vie. En parallèle, j’ai entamé une démarche de décolonisation de mon propre regard en m’imprégnant de références des mondes afro-diasporiques et en fréquentant de près l’émergence de la nouvelle scène artistique afrodescendante française. J’avais été très émue par les films du réalisateur burkinabè Gaston J-M Kaboré. J’ai appris qu’il avait fondé une école de cinéma, l’Institut Imagine de Ouagadougou, et j’ai demandé à intégrer sa formation.
Gaston Kaboré travaillait également au FESPACO (Le Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou), et j’ai été à ses côtés coordinatrice des colloques du festival. Cette expérience a été une vraie école pour saisir les enjeux politiques des cinémas africains, tout en me permettant de m’intégrer dans un tissu culturel local.
En parallèle de cette expérience à Ouagadougou, tu avais entamé un parcours de DSRA (Diplôme National Supérieur de Recherche en Art) à l’ÉSACM ?
Oui je suis entrée à la Coopérative de recherche de l’ÉSACM en 2015, après mon DNSEP. La Coopérative de recherche était comme une caisse de résonance où je pouvais amplifier et partager mon expérience vécue au Burkina Faso. J’ai aussi expérimenté des pratiques de travail en collectif. C’était un moment où les pensées décoloniales prenaient de l’ampleur, et j’essayais au sein de l’école de créer des temps de rencontres entre des acteurs culturels du Burkina Faso que je côtoyais et des artistes français travaillant avec ces questions. Cette démarche a donné lieu à l’événement Surexpositions, qui s’est tenu en mai 2017 à l’ESACM.
J’ai aussi développé une recherche sur les cinémas africains comme espaces de « transculturation », avec un corpus de films de westerns africains. Je m’intéressais particulièrement à la façon dont les artistes descendants des peuples colonisés s’appropriaient les codes de la culture dominante pour en faire des espaces d’affirmation, une subversion qui affirmait une vivacité. C’est ainsi que je me suis intéressée aux westerns africains qui proposent une nouvelle cartographie du monde où les cow-boys africains quittent la marge pour devenir l’épicentre de l’émancipation des imaginaires. Chimère libératrice, les cowboys africains s’approprient le mythe américain conquérant pour questionner leur propre histoire et inventer leur devenir. Le premier western africain a été réalisé par Moustapha Alassane en 1966. « Le retour d’un aventurier » raconte sur des rythmes de blues le conflit entre cosmogonie animiste et modernité occidentale. Les personnages traversent ce tiraillement au grand galop et ont inspiré mon film « Blakata » réalisé avec des cavaliers du Burkina Faso.
Tu as toi-même réalisé un western au Burkina ?
Oui, j’ai réalisé le film « Blakata » au sein d’une communauté de cavaliers qu’on appelle « les guerriers », et qui incarnent la tradition équestre ancestrale des royaumes de la région. Cette communauté est importante à Ouagadougou. Ce sont des centaures urbains, à la présence spectaculaire qui suscitent crainte et fascination. Je vis avec les chevaux depuis mon enfance, je leur ai confié mon âme comme dirait les Guerriers… Le cheval étant l’emblème du Burkina Faso, ce fut une porte d’entrée pour moi. J’ai arpenté les artères de la capitale à cheval avec « les guerriers », participant aux grandes cérémonies et partageant leur quotidien. J’ai noué une relation intime avec cette communauté, ce qui m’a permis de faire ce film avec eux. L’idée de faire un western a été amené par Issouf Bah, protagoniste principal de mon film, plus connu sous le nom de Wayne John…
« Blakata » qui signifie en langue Bambara « lâcher prise » est une autofiction où « les guerriers » s’inventent en cowboys et jouent leur propre rôle. Devant la caméra, ils s’inventent et laissent apercevoir leurs frustrations, leurs désirs, leurs rêves.
Quel type de cinéma travailles-tu ?
Mon travail c’est de faire des films, comme des prétextes pour passer du temps avec les gens, et créer des aventures collectives pendant lesquelles on invente un petit monde ensemble, le temps du tournage. Mon projet est de pratiquer ainsi, ensemble, de nouvelles subjectivités politiques, décoloniales et féministes.
La catégorisation de mes films dépend ensuite davantage des financements et des lieux de monstration, que d’une décision personnelle. Par exemple, « Blakata » a été diffusé dans des festivals de cinéma documentaire, il a reçu le prix Jeune Public du festival Corsicadoc tout en étant présenté comme installation au Salon de Montrouge. Le film « Pedra e Poeira » est aussi un bon exemple de ce phénomène. J’ai tourné ce film à Fordlândia au Brésil en 2018, dans le cadre de mon DSRA, via une invitation du collectif Suspended spaces. Ce film a été à la fois montré comme installation à Jeune Création et diffusé sur la plateforme Tënk en tant que documentaire.
Comment as-tu exploré et développé cette pratique de la vidéo et du cinéma au sein d’une école d’art option art ?
Le fait de suivre une formation à l’école d’art m’a permis une grande liberté de forme, dans la mise en scène, en espace, dans la façon de travailler, d’expérimenter.
Je crois que j’y ai aussi acquis une méthode de travail assez décomplexée. Par exemple, « Blakata » est un film que j’ai commencé à tourner sans financement, sans matériel professionnel, et toute seule. Dans une école de cinéma on apprend davantage à travailler en équipe et à intégrer des circuits de financements qui verrouillent la forme du film. Mon parcours à l’école m’a émancipé de ces formes de narration, qui peuvent être assez inhibantes.
En revanche, ces deux dernières années je travaille à la réalisation d’un nouveau film en étant cette fois accompagnée par la maison de production The Kingdom fondée par Marie Odile Gazin et accompagnée par Julien Sallé. J’apprends à écrire un scénario. C’est intéressant aussi, et ça me permet de toucher à un autre registre.
Pendant mes études à l’école d’art, j’ai aussi participé au « Film Infini », un groupe de recherche qui travaillait sur l’articulation entre le cinéma et le travail, le travail du cinéma et le cinéma du travail, ce qui m’a permis de collaborer avec des historiens, des sociologues, d’avoir un éveil vers les sciences sociales. Ça a été mon point de départ entre travail de recherche et vidéo.
Peux-tu revenir sur ce projet de film en cours ?
Il s’agit d’un projet de documentaire-fiction, qui s’appelle « Wolobougou » et sera tourné dans une maternité au Burkina. Wolobougou veut dire en Bambara « le lieu de la naissance ». C’est le nom de la petite maternité de brousse fondée par la sage-femme Honorine Soma. Honorine veut révolutionner la place de la femme dans la société burkinabè. Pour donner un accès aux soins aux femmes de milieu rural et affirmer son indépendance, elle a créé sa propre clinique. Elle soigne les corps mais veut aussi soigner les âmes. Pour cela, elle a créé des groupes de paroles féministes qui ont donné lieu à une pièce de théâtre. Aujourd’hui, elle veut remonter sa troupe de théâtre féministe au sein même de sa clinique. Elle peut compter sur l’aide de Bawa, ancienne cantatrice du ballet national du président révolutionnaire Thomas Sankara. Honorine veut convaincre les femmes du village de l’importance de prendre la parole pour changer la société. Malgré le poids des silences et des pressions sociales, vont-elles réussir à affirmer ensemble leur puissance ? En renouant avec la cosmogonie locale et en puisant dans l’histoire politique du pays, Honorine est prête à affronter ces obstacles pour partager son chemin vers l’émancipation.
Tu proposes en ce moment une installation au Centre international d’art et du paysage de Vassivière.
L’exposition s’appelle « La sagesse des lianes », et est visible jusqu’au 9 janvier 2022. Elle réunit une vingtaine d’artistes des mondes afrodiasporiques, réunis par le philosophe Dénètem Touam Bona qui curate l’exposition.
J’y présente une installation vidéo intitulée « Sankara et nous » coréalisée avec Galadio Kiswendsida Parfait Kaboré.
J’ai rencontré Galadio à l’Institut Imagine, ce lieu de formation et de réflexion autour du cinéma, à Ouagadougou, où j’ai étudié. « La sagesse des lianes » a été pour nous l’occasion de travailler ensemble sur une pièce commune. Le curateur, Dénètem Touam Bona, nous a invité à produire in situ, sur le plateau de Millevaches. Une région qui a une histoire militante forte, avec un tissu associatif très dense.
Galadio Kiswendsida est membre du Balai citoyen, un mouvement militant issu de la société civile au Brukina. Nous avons souhaité travailler sur la mise en regard de ces deux histoires militantes. Nous sommes partis du constat de la méconnaissance des mouvements militants en Afrique, une méconnaissance qui relève davantage du déni que de la simple ignorance. Nous souhaitions travailler cet angle mort, interroger cette zone d’ombre.
Nous avons posé la parole de Thomas Sankara, ancien président révolutionnaire burkinabé, assassiné en 1987, pour la mettre en résonance avec le plateau. Puis nous avons interviewé plusieurs personnes du territoire, en leur proposant de réagir à ses discours.
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Entretien avec Cécilia Almiron
Juillet 2019
Comment as-tu commencé à travailler la vidéo? Comment le film est devenu ton médium de prédilection?
Avant de commencer la vidéo, je peignais des monochromes que j'articulais dans l'espace. Ces installations mettaient la couleur en espace en jouant sur sa charge émotive, sa densité, sa profondeur. Je proposais une immersion dans la couleur. C'était déjà une façon de poser des questions de montage, de rythmes, de profondeurs de champ. Dans mes films, il y a cette même envie de transmettre et partager une émotion. Plus tard, je suis allée au Burkina Faso, en Afrique de l'Ouest. J'étais en troisième année à l’École Supérieure d'Art de Clermont Métropole, en 2012, et j’ai fait un stage dans une maison de production vidéo, « Manivelle production ». C’est au cours de ce séjour que j’ai appris à utiliser une caméra, en filmant les fêtes de mariages et les baptêmes les week-ends. Ce contexte d'apprentissage non-européen a sans aucun doute influencé mon rapport au médium vidéo.
La vidéo t’a emmenée au Burkina Faso lors de ce stage dans une maison de production. Tu as réalisé des spots pour Total pendant ce séjour. Comment ce voyage a marqué ton chemin d’artiste?
Ce voyage fût le déclencheur de la suite de mon parcours. C'est à ce moment-là que j’ai commencé à faire des films tout en me confrontant de plein fouet à l'histoire coloniale de l'Afrique de l'Ouest. Ma famille a une histoire liée au continent africain. Ma mère a grandi au Maroc et au Nigéria car mon Grand-Père, d'origine italienne, travaillait pour des entreprises françaises d'aménagement du territoire qui menaient des chantiers en Afrique. Pour ma part, j'ai grandi dans la campagne auvergnate, en zone rurale, mais j'ai nourri mon imaginaire avec des récits faisant référence à l'Afrique. Ma famille m'a transmis un fantasme de l'Afrique, la vision de ma mère depuis son enfance. C'était donc une image exotisée et idéalisée. Plus globalement, en France, la violence de l'histoire coloniale est très peu abordée. On peut dire qu'elle est refoulée et absente du roman national français, ce qui produit une amnésie collective. La traité négrière, l'esclavage, le travail forcé, l'humiliation et la mise en servitude des peuples africains sont encore trop souvent minimisés. Quatre siècles de colonialisme ne s'effacent pas avec les indépendances et nos imaginaires sont marqués par la propagande coloniale, qui justifie les atrocités commises en fabricant le mythe de la race blanche civilisatrice. On reste dans le déni de ce passé et par conséquence on ne mesure pas son emprise aujourd'hui dans notre quotidien et nos politiques. Notre économie néo-libérale est toujours fondée sur des schémas coloniaux : la majorité de nos richesses viennent des anciennes colonies françaises, comme l'uranium du Niger, les minerais en République Démocratique du Congo et autres... J'ai fait l'expérience de ce néo-colonialisme en étant au Burkina Faso et en faisant, dans le cadre de mon stage, un spot publicitaire pour les 60 ans de Total en Afrique. C'était révoltant de produire des images pour célébrer la présence d’une multinationale qui mène une politique extractiviste destructrice pour l'environnement au détriment des populations locales.
En plus, Total est devenu un sponsor dans le système de l’art contemporain...
Maintenant c’est un sponsor oui. Ce type de mécénat révèle toute l'ambiguïté du milieu de l’art qui dépend de l'économie capitaliste et libérale. Cette prise de conscience m'a permis de ne plus être naïve et d'apprendre à me positionner clairement en sachant quels contextes m'influencent et quels déterminismes peuvent m'empêcher. On protège ce système néo-colonial si on ne le critique pas. C’est aussi en travaillant au Burkina Faso que j’ai pris conscience de ma blancheur et des privilèges qui lui sont associées. Par exemple, quand je demande un Visa pour le Burkina Faso, je n'ai besoin d'aucun justificatif, le paiement suffit. Pour un artiste burkinabé, la demande de Visa pour la France nécessite une série de démarches administratives coûteuses et lourdes, qui souvent se concluent par un refus injustifié. Ces situations asymétriques héritées du colonialisme sont nombreuses et conditionnent les échanges entre les personnes. J'ai appris à identifier et connaître ces enjeux, puis à faire avec. Il faut prendre en charge l'héritage colonial que nous avons tous en commun, quelque soit nos origines et notre couleur de peau. Si nous déconstruisons cet héritage, il peut nous rassembler au lieu de continuer à nous diviser.
Tu commences à partir de ce moment à t’intéresser à l’histoire et à l’anthropologie, sur les questions africaines et postcoloniales. Quelle importance a la recherche dans le processus de réalisation et dans ta pratique en général?
Durant mes cinq années d'études aux beaux arts j’ai eu très peu de références non occidentales. La majorité de mes références étaient des auteurs ou des artistes blancs et masculins. La première étape de ma recherche fut de prendre conscience de ce conditionnement et de décoloniser mes références. J’ai découvert alors tous ces auteur.e.s africain.e.s et des diasporas africaines comme le philosophe Achille Mbembe, l'économiste Felwine Sarr, l'égyptologue Cheikh Anta Diop, l'auteure féministe Ken Bugul, l'ancienne ministre de la culture malienne Aminata Dramane Traoré… Il.elle.s dénoncent l'impérialisme contemporain et déconstruisent les stéréotypes liées à l'Afrique. Il.elle.s définissent un autre système de pensée qui revendique le multiple, le pluriel, l'hybridation. Il.elle.s dessinent l'idée d'une « Afrique-monde », qui propose des métaphores du futur et des répertoires de formes de résistances au système dominant. J’ai aussi fait des recherches sur les cinémas africains, en me demandant comment avaient-ils émergé ? dans quelles conditions ? comment sont-ils financés ? par qui sont-ils regardés ? Je cherchais dans les films africains d’autres formes de narration, traduisant un rapport au monde différent du mien. Je me suis aperçue que les films africains dépendent souvent des bailleurs de fonds européens. Actuellement, les plus grands financeurs de films d'Afrique francophone sont Orange et Canal Plus. Au moment des indépendances africaines dans les années 60, le cinéma était perçu comme un outil d'émancipation qui permettait aux peuples africains de reconquérir leurs images, de redevenir auteurs de leurs représentations, de fabriquer leurs regards. Mais la situation actuelle nous force à la désillusion. En plus de l'exploitation des ressources, nous assistons au colonialisme des imaginaires, car les multinationales culturelles influencent les productions artistiques et convoitent la nouvelle classe moyenne africaine en quête de divertissement. En comprenant ces rapports de force, j'ai commencé à chercher des économies plus marginales, des productions plus subversives qui inventent d’autres éthiques relationnelles mais sont souvent loin des projecteurs.
Ta manière de concevoir la caméra et le regard est étroitement lié aux questions culturelles et décoloniales. Tu as travaillé dans ta recherche autour du concept de “faitiche” de Bruno Latour, peux-tu évoquer quelques mots à ce sujet?
Mon mémoire de fin d’études s’appelait Caméra faitiche, comme l’écrit Bruno Latour, dans son ouvrage « Sur le culte moderne des Dieux faitiches ». Il donne une définition particulière du fétiche que j’emprunte pour définir la caméra : « Elle n’est rien que ce que l’homme en fait, elle ajoute pourtant un petit quelque chose : elle inverse l’origine de l’action, elle dissimule le travail humain de manipulation, elle transforme le créateur en créature. » L'objet faitiche est un objet fabriqué qui nous fait faire des choses, qui nous active. Ce sont des objets doubles. La caméra était d'abord pensée comme un outil nous permettant d'être plus proche du réel, voir de le dominer. Finalement, c’est aussi un instrument qui fabrique en permanence de la fiction. Quand je filme, je reste hors-champ mais je participe pourtant à l’action filmée et la modifie. La caméra n'est pas un outil de mise à distance, mais plutôt un trait d'union entre le filmeur et le filmé. Pour moi c’est déjà un acte d’engagement de filmer, de choisir qui je filme, comment je le filme. Je considère la caméra comme un objet-tiers. En psychanalyse, l'objet-tiers permet de rentrer en contact avec quelque chose qui est différent de soi. La caméra me permet de créer un espace commun avec celui que je filme. Aujourd'hui, tout le monde regarde des films. On se filme en permanence avec nos smartphones, partout dans le monde, et on envoie ces images dans les flux numériques. Le film est un espace dans lequel les gens ont des repères. Ce qui m’intéresse est de faire de cet espace un lieu de partage d’intimité. Je ne filme jamais les gens à leur insu, le point de départ est une rencontre et j’essaye toujours de créer les conditions du consentement pour élaborer un récit collaboratif avec ceux que je filme. C’est pour moi extrêmement important que mes protagonistes soient toujours consentants et restent auteurs de leur représentation. J'aime observer comment quelqu’un se montre, comment il se raconte et comment il s’invente. La caméra permet aux gens de s’inventer. Par exemple, dans mon film « Blakata » (2019) les cavaliers du Burkina s’inventent en cow-boys tout en montrant leur intimité. Kaynãn à Fordlandia dans le film « Pedra e poiera » s'invente guide et historien de la ville, depuis son point de vue d'enfant. Ce sont ces basculements qui m’intéressent et que je mets en situation dans mes films.
Ton travail se situe d’une certaine façon à la lisière entre diverses pratiques de création et domaines du savoir. Comme c’est le cas de nombreux artistes contemporains, il y a cette transversalité entre l’art, la sociologie, les études culturels... La figure de l’artiste a beaucoup évolué, il acquiert de nos jours différents rôles, qui vont bien au-delà du créateur d’objets d’art. Comment tu te positionnes dans ce sens? Il y a aussi la question du médium qui me semble intéressante. Tu conçois des oeuvres vidéos qui mélangent le documentaire et la fiction, l’art et le cinéma.
Je me nourris d’écrits venant des sciences humaines. Un des premiers auteurs qui m'a aidé à construire mon point de vue fût Frantz Fanon, psychiatre guadeloupéen. J’ai suivi les cours d'Histoire d'Elikia M'Bokolo et d'anthropologie visuelle de Jean-Paul Colleyn à l'EHESS. Si je n’avais pas fait les beaux arts je me serais inscrite en études de psychologie ou d'anthropologie. Je ne suis pas convaincue par le concept de l’art pour l’art. Je crois que l’artiste a au moins la responsabilité d'interroger. Je rejoins la prière de Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs : « oh mon corps, fait de moi toujours un homme qui interroge. ». Dans mon travail, j’essaye de créer une instabilité où les certitudes sur le réel deviennent fragiles. Cela crée un trouble et force la personne qui regarde à être active et à questionner ce qu'elle voit.
Ce mouvement peut déjà être initié en jouant avec la porosité entre le réel et la fiction et dans les conditions de monstration des images. Un film en installation dans l'espace d'exposition désamorce le côté autoritaire que peut avoir la projection en salle de cinéma. Le film exposé devient un espace qui propose une expérience dans laquelle le spectateur est libre d’aller et venir. Être à la fois réalisatrice et artiste ça me donne un statut double qui me permet d’être assez libre, de ne pas dépendre d’un seul secteur économique, de ne pas être figée dans un seul statut ou fonction. Je viens des arts plastiques, mais pourtant je travaille avec la boîte de production The Kingdome, qui soutien des films documentaires destinés aux festivals. Les situations d'entre deux mettent en tension les choses. Faire en film c’est mettre en regard des pensées, des situations, des gens et à partir du moment où on met les choses en tension, on créé l'espace pour le dialogue, le débat.
Tes vidéos durent parfois le temps d’un court métrage ou d’un moyen-métrage et tu les exposes autant dans des espaces d’art que dans les salles de cinéma. Je pense que la durée, le statut de tes oeuvres, ainsi que le passage du white cube à la chambre noire, manifestent en effet cet “entre-deux” et cette mise en tension dans ta démarche.
Il y a un plaisir à réfléchir la scénographie du film pour me permettre de dire plus de choses. Par exemple, pour Piera et Poeira, le deuxième écran montrant les vidéos Youtube de Kaynãn convoque un flux d’images en commun. Il rend visible une culture partagée qui infuse le film, les codes d'oralité des youtubers. Quand Kaynãn parle des vidéos mises en ligne par des jeunes aux Etats-Unis qui gobent des glaces d’un coup, il nous parle d’un ailleurs géographique qui paradoxalement lui est proche et fait partie de son imaginaire. Il attend même qu’il y ait un marchand de glaces qui s’installe à Fordlandia pour pouvoir poster lui aussi le même genre de vidéos. Proposer une installation vidéo pour l'exposition de Jeune Création densifie le film. Au salon de Montrouge, j'ai exposé le western documentaire « Blakata » en créant un environnement qui évoque la salle de cinéma plein-air de Ouagadougou où a été tourné le film. C’est dans ces salles de cinéma plein-air qu'étaient montrés les westerns hollywoodiens.
Est-ce que la possibilité de montrer le film dans une salle de cinéma pourrait en revanche avoir l’avantage de faire arriver le film à un plus grand nombre de personnes?
Le cinéma permet certes une diffusion plus large, mais il est rare qu'un film d'artistes soit montré en dehors des circuits de festivals, qui s’adressent plutôt à un public d’initiés. Je crois que le meilleur outil de diffusion pour toucher au plus grand nombre est Youtube ou d'autres réseaux sociaux. Quand mes films ont fini leur vie en festivals ou en expositions, je les mets en ligne et je les partage. C’est là où ils ont le plus de visibilité. Pour beaucoup de gens le cinéma reste assez cher et tout le monde n'a pas accès à une salle. C'est aussi le cas dans certains pays d'Afrique où il n'y a plus de cinémas.
À ce sujet, comment ça s’est passé la projection de Piera et poeira dans le cinéma Olympia de Belém, au Brésil?
J’ai montré une version de travail du film car il est encore en montage. Le cinéma Olympia de Belém est le plus ancien cinéma du Brésil. Il a été construit durant les années 20, au même moment où Ford a bâtit Fordlândia. Ce cinéma est lié à l’essor du secteur culturel et économique du Brésil, qui reposaient sur la production et l'exportation du caoutchouc. C'était intéressant de projeter Peira e Poeira, qui montre les usines-monuments de Ford, dans un cinéma lui-même monument de cette époque. Le public Brésilien riait beaucoup en regardant le film où Kaynan fait référence à toute une culture et un humour populaire. D'une certaine manière, mes films sont métisses et il est important qu'ils soient vues dans leurs différents milieux d'origine.
Au salon de Montrouge, au vu de la scénographie générale et comment les stands d’artistes étaient divisés, le son des oeuvres se dispersait d’un stand à l’autre, la pollution sonore était importante. Le son de Blakata était particulièrement faible pour qu’on puisse l’entendre facilement. Cela fait souvent partie des contraintes spatiales d’un Salon quand on veut exposer de l'audiovisuel. Comment tu aperçois ces questions techniques? As-tu des impératifs ou bien des réticences concernant la mise en forme et les aspects techniques au moment de l’exposition?
Le son des vidéos est toujours un aspect compliqué à accorder dans une exposition collective. Les bandes sonores des vidéos ne doivent pas parasiter les autres œuvres. Ces réglages se font souvent au détriment du film. Parfois c'est la lumière qui pose problème et perturbe la projection. Ces données peuvent réellement gâcher le travail de mixage et d’étalonnage et c’est très frustrant. Je pense qu'il est possible de faire un bon travail avec un budget et un commissariat adéquat. Il y a eu une exposition de films au Plateau FRAC Île de France, La Rivière m’a dit de janvier à avril 2019, curatée par Xavier Franceschi. C’était un enchaînement de vidéos qui formait une narration. C’était un vrai choix de commissariat où les sons se rencontraient pour former une ambiance. Dans les expositions collectives, comme les éditions de Jeune création ou le salon de Montrouge, l'objectif c’est de rendre visible et de contextualiser son travail au sein d'une nouvelle génération artistique. Ce ne sont pas forcément les conditions idéales de monstration, mais ce sont de réels temps forts de rencontres et de partages pour les jeunes artistes.
Les films de western occidentaux ont eu une influence importante dans les cinématographies ouest-africaines à partir des années 60. L'appropriation de ce genre dans l’Afrique de l’ouest constitue un échange entre cultures et traditions. Est-ce que tu aperçois une confrontation ou un rejet des influences occidentales au Burkina actuellement, ou bien des traditions ?
Ce n'est pas si antagoniste. Les populations africaines sont multiples et l'impact du colonialisme en fait une population hybride. Il existe des liens entre les cavaliers burkinabés et les cow-boys des westerns crépusculaires. Par exemple, dans Seuls sont les indomptés réalisé par John Miller en 1962, on assiste à l’épopée d’un cow-boy qui tente d’échapper à la police sur le dos de sa fidèle jument Whisky, qu’il refuse d’abandonner. Le duo doit gravir une montagne pour gagner les plaines où ils seront hors d’atteinte. Des hélicoptères les poursuivent, le monde moderne est à leur trousse. C’est aussi un tiraillement qui anime les cavaliers du Burkina Faso : l’attachement aux valeurs traditionnelles et leurs croyances qui sont ébranlées par d’autres modèles de rapport au monde. Ils choisissent le meilleur de chaque culture pour se réinventer. C’est cette possibilité de réenchantement et de construction de l’être en devenir que tente de capter mon film « Blakata ».
Les films westerns sont diffusés en Afrique de l’Ouest depuis les années 40. Les salles de cinéma étaient utilisées par les colons comme lieu de divertissement, d’éducation et de propagande des idéologies occidentales. Lors des indépendances, les salles qui appartenaient aux réseaux d’exploitation européens ont été revendues à des exploitants nationaux. La fragilité économique des pays à mis en péril la majorité d’entre elles. Au Burkina Faso, où le Président révolutionnaire Thomas Sankara a été pouvoir de 1983 à 1987, le cinéma a été valorisé comme vecteur de la culture locale et d’ouverture sur le monde. Les salles étaient alors équipées de matériel de projection russes pour montrer, entre autres, des westerns américains. Le cinéma est donc un lieu où les cultures se croisent, s’influencent et fabriquent un imaginaire collectif. Alassane Moustapha réalise le premier western africain en 1966 au Niger : Le retour d’un aventurier. Le film raconte l’histoire de Jimmy, qui revient de la guerre d’Indochine et retrouve son village. Il offre à ses amis toute la panoplie des costumes de cow-boys : veste en cuir, jeans, chapeaux remplacent les boubous sahéliens. Dans la bande, il y a une femme, Reine Christine, qui monte a cheval et rêve avec les hommes. L’actrice Zalika Souley est aujourd’hui la doyenne du cinéma nigérien. En 2003, Rahmatou Keïta lui consacre un documentaire, Al lèèssi, une actrice africaine. Dans les entretiens, Zalika Souley revient sur l’audace du rôle de la reine Christine à une époque où il était impensable de voir une femme en pantalon montant à cheval. Alassane Moustapha, âgé de 24 ans lorsqu’il tourne ce film, propose le portrait d’une jeunesse en mutation, en lutte contre le colonialisme et à la recherche de son identité plurielle. Les personnages de son film se perdent d’abord dans le banditisme et le vol. Ils finissent par s’entre-tuer et se trahir. Ils défient la sagesse des anciens. Leur arrogance les entraîne dans une perdition dangereuse et ils trouveront une solution dans le retour aux sources. Toutefois, le mélange des cultures apporte du positif, comme le prouve la Reine Christine, symbole d’émancipation.
Ces cow-boys d’Afrique de l’Ouest, sont de bons exemples de ce que la linguiste Mary-Louise Pratt nomme les zones de transculturation. Ce sont les zones de contact où les peuples dominés utilisent les codes d’expressions de la culture dominante pour s’affirmer et revendiquer leurs particularismes. Dans son texte, Des arts dans la zone de contact, traduit en français par l’artiste Jérôme DeVienne, elle donne l’exemple du prince inca Felipe Guaman Poma de Ayala qui écrit une longue lettre au roi d’Espagne Philippe III en 1613. Cette Premiere et Nouvelle Chronique, et le bon Gouvernement, dans un mélange d’espagnol et de langue queshua, raconte l’Histoire Inca en l’intégrant aux récits bibliques et à l’Histoire espagnole. Ainsi, il propose une histoire globale, où les Incas sont aussi des protagonistes majeurs de l’Histoire du monde. L’Occident a trop souvent pensé son histoire comme imperméable aux autres cultures,qui seraient, elles, figées dans un hors temps, maintenues au stade primitif. Ces exemples de transculturation proposent une relecture de l’Histoire considérée comme multiple et partagée. Un western africain, c’est aussi un moyen d’impliquer l’Afrique dans la représentation du monde. C’est un outil pour décentrer nos regards, en proposant des héros hybrides, puisant dans des références multiples. Il démontre une capacité d'ouverture, d'inclusion de la différence. Les formes artistiques deviennent des lieux de traduction, de traversée et d’ouverture de possibles. Les westerns africains surmontent le traumatisme colonial et la violence de l’impérialisme, en leur donnant un lieu de visibilité et de prononciation. Ils proposent des espaces de négociations, de subversions.
Est-ce qu’il y a de scénario dans tes projets vidéo? Comment tu travailles tes idées avant de les tourner?
Le point de départ de mes films est toujours une rencontre. Ensuite, le récit s'improvise lors du tournage et l'écriture se fait au montage. Lors de ma résidence au Brésil par exemple, je ne savais pas qui j’allais filmer à Fordlandia et je ne voulais pas projeter un fantasme pensé depuis l'Europe. Je savais que le film aurait une dimension impulsive. Le déclencheur est la rencontre avec une personne qui a envie d'être filmée et de partager un récit. Je me positionne en tant que témoin. Quand le lien de confiance est établi, je mets en scène des situations dans lesquelles les protagonistes agissent. Pour Blakata, j'ai travaillé avec la monteuse Elodie Broillard. Ce regard extérieur au moment du montage est essentiel pour construire le film car je suis souvent prise par l'expérience intense du tournage et il est difficile de garder le recul nécessaire pour rester auteur du film. C'est dans le dialogue avec la monteuse que se fabrique la narration.
Pour mon prochain film, je ressens le besoin d'écrire en amont pour affirmer certains partis pris au niveau de la mise en scène. Ce temps d'écriture est rendu possible par le fait que je saisi mieux les enjeux à l’œuvre dans mon travail : la prise de parole, l'affirmation de soi, la réappropriation des récits, le recours à la fiction pour se raconter. J'ai mis du temps à comprendre la part inconsciente de mes films et il était difficile d'écrire à l'avance ce que je ne devinais qu'à peine. Mon prochain film sera tourné dans une maternité du Burkina Faso fondée par la sage femme Honorine Soma dans un village isolé. Pour préparer les femmes à l'accouchement, elle anime des ateliers de théâtre d'improvisation où elles mettent des mots sur leurs angoisses et incarnent le discours féministe prononcé en 1987 par le Président Révolutionnaire Thomas Sankara « La libération de la femme : une exigence du futur ». Pour le moment, j'étudie les féministes et afro-féministes comme Donna Haraway, Octavia Buttler, Silvia Federici, Gayatri Spivak ou Françoise Vergès. Ces lectures nourrissent l'écriture du projet pour m'aider à penser cette notion de maternité. Je vais ensuite partir seule en repérages pendant un mois avant de revenir avec une équipe de tournage féminine.
Tes projets sont, d’une certaine façon, liés à la spécificité d’un lieu (lieu au sens large, en tant que site géographique mais aussi faisant référence à une communauté). Tu as travaillé beaucoup au Burkina, autour des cavaliers, ou encore autour de la voie de chemin de fer reliant Abidjan à Ouagadougou. Plus récemment à Fordlandia, au Brésil. Quelle fonction opère la spécificité du lieu pour toi dans la création?
Au Burkina Faso, la communauté de cavaliers traversent le centre ville à cheval, mais ils vivent dans la périphérie. Ce qui m'intéresse c’est cette liberté de mouvement, de transgression des espaces et des traditions, des genres.
Le projet autour de la voie ferrée reliant Abidjan et Ouagadougou se nommait Taaga-Kaana, ce qui signifie aller-retour en diula, et était organisé par le scénographe burkinabé Dao Sada. Il invitait des artistes à travailler sur ce chemin de fer construit pendant la période colonial par des ouvriers réduis à l'état d'esclaves. La voie ferrée appartient maintenant au groupe Bolloré qui détient ainsi l'axe commercial principal entre le Burkina Faso et la Côte d'Ivoire. La multinationale mène une politique qui privilégie les bénéfices au détriment des populations locales. Toutes les petites gares ont été fermées, anéantissant le commerce intérieur des pays et plongeant les villages dans une grande précarité. J'ai participé au projet Taaga-Kaana avec l'artiste Rémy Tardieu. Il nous a vite été interdit de travailler dans le train car l'entreprise Bolloré n'autorise pas la prise d'images dans ses infrastructures. Nous sommes donc partis à la rencontre des habitants de Kouentou, premier village après Bobo Dioulasso en direction de Ouagadougou. Là s'élève encore une gare à l'architecture subsaharienne, tel un mirage. Le hangar qui servait autrefois de marché et de lieu de stockage est en ruine. Une famille est encore rémunérée pour prendre soin de ces bâtiments. Nous avons filmé Adama et Nadège qui racontent leur lutte vaine contre la fermeture de la gare. Les images ont pris la forme d'une installation vidéo sur trois écrans où les différents récits se croisent et se superposent à des images d'archives et des formes abstraites et inquiétantes. C'est dans cette même gare que j'ai filmé une partie de « Blakata ».
Fordlândia est une ville subissant aussi l'économie libérale et extractiviste qui méprise l'humain. Elle a été fondée par Henri Ford qui voulait exploiter du caoutchouc. Des usines, un hôpital, des écoles et des logements ont été bâtis dans un style américain. Le projet industriel s'accompagnait d'une volonté civilisatrice et paternaliste. Ford voulait convertir les ouvriers brésiliens au mode de vie et aux valeurs américaines par une série de lois coercitives appliquées par une police des mœurs. Aujourd'hui, il ne reste que des vestiges de cette époque. Les habitants continuent d’entretenir les usines qui deviennent des monuments, des archives à ciel ouvert. Le collectif Suspended Spaces a organisé cette résidence pour confronter des artistes et intellectuels à ce lieu qui cristallise les rapports de force à l'oeuvre dans notre monde contemporain. Cette ville provoque un sentiment de sidération. Suspended Spaces propose de partir de ce vacillement pour penser le geste artistique.
Le point commun de ces différents lieux est qu'ils naissent et subissent le système néo-colonial et libéral. Dans ces contextes violents, j'essaie de recueillir des voix singulières, pouvant sembler fragiles mais qui au contraire font preuves de résistance, de subversion et d'une grande force de réinvention. C'est la dignité de ces individus, leur récit subjectif des contextes dans lesquels ils vivent qui s'affirment à travers mes films.
Dans ton dernier projet Piera et Poeira, Kaynãn représente aussi une génération récente qui a grandi à Fordlandia en dehors du contrôle impérialiste américain, dans une ville déjà laissée à l’abandon. On pourrait dire que sa vision de l’histoire de la ville se situe entre la mémoire et l’oublie?
Kaynãn met en partage une histoire lacunaire et subjective de la ville de Fordlandia. Il mêle anecdotes de l'enfance avec éléments historiques. Après nous avoir raconté une histoire de fantômes, il explique que les Américains ont été chassés par les brésiliens et les moustiques. Cette version de l'histoire donne aux habitants et à la faune amazonienne un rôle militant qui renverse le rapport de force. L'histoire est souvent écrite par les dominants. Je préfère qu'elle soit déconstruite et racontée par les dominés, les minorités, les marges. Cela implique un partage des savoirs depuis l'expérience individuelle comme le propose Donna Haraway en parlant de savoirs-situés. Je suis méfiante à l'égard des romans nationaux qui occultent la multiplicité des points de vues et uniformisent l'opinion.
La place de la parole a un rôle important dans ton travail. J’ai l’impression que les personnes qui font vivre tes films s'expriment pour le plus souvent librement, parfois d'une manière improvisée et spontanée. Si la caméra génère des attitudes et des réactions ou engendre des limites à l’expression, ta position derrière elle est de laisser carte blanche et libre circulation à la parole. Est-ce que tu sens parfois le besoin de contrôler la parole? comment tu gères cette dimension dans la réalisation de tes films?
Blakata veut dire “lâcher prise” en diula. C'est une invitation à la non-maîtrise et à la confiance. Cet abandon au présent se fonde sur une écoute attentive. Les conditions de prises de paroles se fabriquent collectivement. Il s'agit d'une constante négociation entre mon désir de filmer et le désir de mes protagonistes d'être représentés. Je décide des mises en situations et ils improvisent à l'intérieur. Cette liberté d'improvisation est d'autant plus forte lorsque nous ne parlons pas la même langue. Cela désamorce aussi le rapport dominant de la langue française dans le contexte d'une ancienne colonie française. Le passage au mooré ou au diula pour mes acteurs est une affirmation. Il me faut développer une autre forme d'écoute, nourrie par l'empathie, le langage du corps, la proxémie comme la définit Edward T. Hall dans « La dimension cachée ». Ces modes de langages pré-verbaux, ouvrent à une proximité plus intense et intime.
Pour Pedra e poiera, je filmais Kaynan avec André Parente, artiste brésilien faisant partie du collectif Suspended Spaces. Il était l'interlocuteur principal de Kaynan mais le dialogue se construisait à trois, comme le montre les moments où Kaynan s'adresse directement à moi derrière la caméra, vient se placer dans le champ, oriente mon regard. La complicité se fabrique par delà la différence. C'est une manière de devenir témoin et confidente. C'est aussi liée à ma position en tant que femme blanche. Je subis l'ordre patriarcale et machiste de la société dans laquelle je vis, mais en étant blanche, j'incarne malgré tout la classe dominante et ses privilèges. Cette contradiction, cette ambiguïté participe à mon attitude. J'observe et je me déplace pour mettre en lumière et m'engager aux près de ceux qui luttent contre l'ordre établi.
Pour ton dernier film, Piera et poeira, tu as imaginé de faire une projection en dialogue avec les créations Youtube de Kaynãn. Tu as déjà travaillé avec des multi projections, ou avec d'autres formes d’installation audio-visuelles de ce type?
J'avais déjà expérimenter ce dispositif de diptyque pour l'installation Madi Dermé. J'avais filmé Madi, chef des cavaliers du Burkina Faso, lorsqu'il travaillait en France, à l'hippodrome de Pau en 2015. Un écran montrait des images d'entraînement à l'aube. Les silhouettes fantomatiques, l'ambiance lunaire et onirique renouaient avec l'animisme de Madi. On le voyait ensuite prier avec un cheval avant la course. Sur l'autre écran, on retrouve Madi en spectateur dans les gradins qui suit avec angoisse la compétition. Le cheval chute, le visage de Madi se brise dans le champ contre champ. Cette mise en espace du film m'avait permis d'affirmer des partis pris de montage et d'initier déjà la porosité entre fiction et documentaire.
Pour l'exposition de Jeune Création, je prévois effectivement de projeter Piera e poeira et d'ajouter un écran posé au sol, contre le mur de projection. Les deux images vont donc se superposer. Sur l'écran sera diffusé la chaîne youtube de Kaynan réunissant vidéos trouvées et montages qu'il a lui même réalisé. C'est sa programmation, ses références, qui s'infusent dans le film. Elles révèlent aussi la culture numérique de Kaynan qui contredis le stéréotype projeté sur un enfant vivant dans la forêt amazonienne. Les installations vidéos en multi-écrans désamorcent l'autorité de l'image et du film mono-bande. Elles permettent une narration non-linéaire, chaque écran devenant une digressions du même récit. Cette multiplicité de points de vue densifie la narration.
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Eric Loret, catalogue de l'exposition des Enfants du Sabbat, Thiers, 2016
Dans les trois derniers films de Camille Varenne, réalisés en 2015, deux éléments reviennent : le cheval et la scrutation. Ils ont été tournés au Burkina Faso ou bien, pour le premier, composé à partir de found footage (montrant en partie le Mali). Regarder quelqu'un en train de regarder, c'est déjà un peu se glisser dans son intuition, son appréhension du monde. Quant à l'animal, il évoque assez immanquablement la célèbre conférence de 1997 de Derrida, l'Animal que donc je suis, où le philosophe rappelle que l'animal nous regarde, aux deux sens du terme : sa vie s'adresse à nous comme vie, par delà la différence spéciste.
Le cinéma de Camille Varenne, se réclame du concept de “faitiche” de Bruno Latour : l'anthropologue avoue volontiers utiliser le premier Derrida dans sa tentative de dépasser le “Grand Partage entre Eux et Nous”, les Occidentaux et les autres. Et pour le comprendre, écrit-il dans Nous n'avons jamais été modernes (1991), “il faut revenir à cet autre Grand Partage entre les humains et les non-humains”. La jeune artiste a d'abord travaillé sans le savoir ce “partage” malheureux par la pratique de la peinture. Elle posait la question de l'immersion dans la couleur, de la charge émotive et de la mise en espace, de l'absorption dans quelque chose. Puis la vidéo l'a emmenée au Burkina lors d'un stage dans une maison de production où elle réalisait des spots pour Total : une découverte directe du postcolonialisme, en quelque sorte. Depuis trois ans, elle n'a plus pour media que le son et l'image, et suit des cours à l'EHESS, en histoire et anthropologie sur les questions africaines et postcoloniales. Au moment où nous la rencontrons, fin 2015, Camille Varenne évoque avec passion une résidence de trois mois qu'elle va passer en Côte d'Ivoire et au Burkina, ou plus précisément dans le train qui relie Ouagadougou à Abidjan : le rapport à la démarcation l'intéresse particulièrement, cette ligne de chemin de fer gérée par Bolloré traversant une frontière coloniale qui n'a aucun sens culturel. En outre, le voie ferrée aboutit à Treichville où Jean Rouch (auquel Varenne a emprunté le titre de son film l’Ombre du Renard Fou et du Maître Pâle) a tourné Moi un noir. L'acteur principal, indique-t-elle, Oumarou Ganda, devint le premier réalisateur africain à ne pas être passé par école soviétique. Histoire de transmission et de symétrie, ou de communauté. L'expérience du train en commun avec d'autres artistes devrait être propice à des créations sonores : “le son permet un registre d'échange symétrique” alors que “la prise d'image réveille des nœuds”, des souvenirs iconographiques. Camille Varenne fuit le familier, elle souhaite faire du “vacillement” une “condition d'être”. Pas de délimitation mais un incessant va-et-vient. La fiction cinématographique lui semble une bonne piste pour l'avenir.
Eric Loret
Lætitia Chauvin, catalogue de l'exposition Première à la Fabrique Pola de Bordeaux, 2015
Camille Varenne intitule son mémoire de diplôme, Caméra-Faitiche en référence au concept de faitiche de Bruno Latour, elle remarque : « La caméra active des attitudes, provoque des comportements. Comment cet outil intervient dans le rapport à l’Autre ? Permet-il de faire circuler la parole autrement, de la faire exister sans l’expertise de l’ethnologue ? [...] Ce constat m’invite à interroger la possibilité aujourd’hui de filmer l’altérité culturelle sans exotiser et dramatiser la situation et sans rejouer des schémas d’échanges dissymétriques et inégaux. »
La place de la caméra est au coeur de ses recherches : dans la lignée de la « caméra-contact » de Jean Rouch, elle veut activer la « caméra participante », voire « pénétrante » selon sa formule – celle qui rapproche, facilite le partage d’existence, se fonde sur la réciprocité. Camille Varenne filme à l’unisson de son sujet, en particulier dans son film Wéfo (2015), co-réalisé avec les guerriers équestres du Burkina Faso. Elle pousse sa logique jusqu’au bout et leur confie une GoPro pour les scènes de voltige à cheval qu’ils filment en caméra subjective.
Quelques « classiques » du film ethnographique sont insérés comme des clins d’oeil avertis à ses pères : la falaise de Bandiagara au Mali si chère à Marcel Griaule, dans Tu me chercheras et je ne serai plus (2016), une scène d’enterrement de cheval selon les rites musulmans, des scènes de danse en costumes. Les parades des cavaliers sont elles-même parentes de ces représentations publiques, de ces moments vécus où l’acteur est maître de sa dramaturgie, et où la caméra est simplement un spectateur de plus à séduire.
Camille Varenne tire profit du plan fixe en le traitant souvent comme un tableau. Un cadre très large laisse entrer plusieurs scènes dans les profondeurs de plans. Elle peut aussi s’attarder à filmer des détails, là une certaine lumière, là une certaine moue ou les muscles saillants sous la peau d’un cheval. Dans Wéfo, l’intimité des hommes à leurs chevaux se décèle dans des gestes de dressage ou de soins, et dans la proximité des corps. Le spectateur chemine à son aise dans ces images : pas de commentaire, seules des données brutes. Le son ambiant restitue les cris, les chants, y compris le toussotement de l’opérateur derrière la caméra. La jeune artiste s’éloigne résolument des canons du documentaire lorsqu’elle s’aventure dans les dispositifs d’exposition. Madi Dermé (2015) est une installation vidéo composée de deux films : un portrait filmé au plus près du visage du protagoniste, le chef des Guerriers équestres du Burkina Faso occupé à préparer un cheval de course sur l’hippodrome de Pau, et un entraînement nocturne de jockeys, grande ronde de chevaux dans la brume filmée en plan fixe noir et blanc. La neutralité de la caméra est une illusion depuis longtemps dissipée chez elle : « le choix de cadrage, le raccord de plan, le son, la voix off, l’ellipse sont autant d’interstices où s’infiltre la fiction » souligne-t-elle. La leçon de Jean Rouch qui avait pris le parti du récit au détriment de la restitution est intégrée : chez Camille Varenne, on joue, on donne, on reprend, en toute liberté.
Laetitia Chauvin
Portrait de diplômé.e.s à lire sur le site de l'ESACM :
www.esacm.fr/actu/portrait-ancienne-etudiante-camille-varenne/
extrait :
"Tu vis entre Clermont-Ferrand et Ouagadougou. Peux-tu nous parler de ton histoire avec cette ville ?
Je viens du Monteil, petit village de la commune de Vieille-Brioude (Haute-Loire), mais ma mère, Rosalie Dametto, a grandi au Maroc et au Nigéria. Mes grands-parents, immigrés italiens, étaient ouvriers à la SGT-E, entreprise de travaux publics rachetée par Vinci. Mon grand-père a participé à la création du premier barrage hydraulique suite à l’indépendance du Maroc. C’est une histoire familiale qui est reliée au continent africain et à l’histoire coloniale de la France. Mon enfance et mon imaginaire ont été bercés de récits sur l’Afrique.
Lors de ma 4e année à l’ÉSACM, j’ai décidé d’aller faire un stage à Manivelle Productions, une maison de production audiovisuelle basée à Ouagadougou. J’ai découvert l’effervescence des cinémas africains, rencontré les réalisateurs burkinabè et me suis immergée dans ce réseau. C’est vraiment là-bas que j’ai affirmé la vidéo comme étant mon médium de prédilection.
Faire des films étaient avant tout un moyen de rencontrer les gens, passer du temps avec elleux, partager des moments de vie. En parallèle, j’ai entamé une démarche de décolonisation de mon propre regard en m’imprégnant de références des mondes afro-diasporiques et en fréquentant de près l’émergence de la nouvelle scène artistique afrodescendante française. J’avais été très émue par les films du réalisateur burkinabè Gaston J-M Kaboré. J’ai appris qu’il avait fondé une école de cinéma, l’Institut Imagine de Ouagadougou, et j’ai demandé à intégrer sa formation.
Gaston Kaboré travaillait également au FESPACO (Le Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou), et j’ai été à ses côtés coordinatrice des colloques du festival. Cette expérience a été une vraie école pour saisir les enjeux politiques des cinémas africains, tout en me permettant de m’intégrer dans un tissu culturel local.
En parallèle de cette expérience à Ouagadougou, tu avais entamé un parcours de DSRA (Diplôme National Supérieur de Recherche en Art) à l’ÉSACM ?
Oui je suis entrée à la Coopérative de recherche de l’ÉSACM en 2015, après mon DNSEP. La Coopérative de recherche était comme une caisse de résonance où je pouvais amplifier et partager mon expérience vécue au Burkina Faso. J’ai aussi expérimenté des pratiques de travail en collectif. C’était un moment où les pensées décoloniales prenaient de l’ampleur, et j’essayais au sein de l’école de créer des temps de rencontres entre des acteurs culturels du Burkina Faso que je côtoyais et des artistes français travaillant avec ces questions. Cette démarche a donné lieu à l’événement Surexpositions, qui s’est tenu en mai 2017 à l’ESACM.
J’ai aussi développé une recherche sur les cinémas africains comme espaces de « transculturation », avec un corpus de films de westerns africains. Je m’intéressais particulièrement à la façon dont les artistes descendants des peuples colonisés s’appropriaient les codes de la culture dominante pour en faire des espaces d’affirmation, une subversion qui affirmait une vivacité. C’est ainsi que je me suis intéressée aux westerns africains qui proposent une nouvelle cartographie du monde où les cow-boys africains quittent la marge pour devenir l’épicentre de l’émancipation des imaginaires. Chimère libératrice, les cowboys africains s’approprient le mythe américain conquérant pour questionner leur propre histoire et inventer leur devenir. Le premier western africain a été réalisé par Moustapha Alassane en 1966. « Le retour d’un aventurier » raconte sur des rythmes de blues le conflit entre cosmogonie animiste et modernité occidentale. Les personnages traversent ce tiraillement au grand galop et ont inspiré mon film « Blakata » réalisé avec des cavaliers du Burkina Faso.
Tu as toi-même réalisé un western au Burkina ?
Oui, j’ai réalisé le film « Blakata » au sein d’une communauté de cavaliers qu’on appelle « les guerriers », et qui incarnent la tradition équestre ancestrale des royaumes de la région. Cette communauté est importante à Ouagadougou. Ce sont des centaures urbains, à la présence spectaculaire qui suscitent crainte et fascination. Je vis avec les chevaux depuis mon enfance, je leur ai confié mon âme comme dirait les Guerriers… Le cheval étant l’emblème du Burkina Faso, ce fut une porte d’entrée pour moi. J’ai arpenté les artères de la capitale à cheval avec « les guerriers », participant aux grandes cérémonies et partageant leur quotidien. J’ai noué une relation intime avec cette communauté, ce qui m’a permis de faire ce film avec eux. L’idée de faire un western a été amené par Issouf Bah, protagoniste principal de mon film, plus connu sous le nom de Wayne John…
« Blakata » qui signifie en langue Bambara « lâcher prise » est une autofiction où « les guerriers » s’inventent en cowboys et jouent leur propre rôle. Devant la caméra, ils s’inventent et laissent apercevoir leurs frustrations, leurs désirs, leurs rêves.
Quel type de cinéma travailles-tu ?
Mon travail c’est de faire des films, comme des prétextes pour passer du temps avec les gens, et créer des aventures collectives pendant lesquelles on invente un petit monde ensemble, le temps du tournage. Mon projet est de pratiquer ainsi, ensemble, de nouvelles subjectivités politiques, décoloniales et féministes.
La catégorisation de mes films dépend ensuite davantage des financements et des lieux de monstration, que d’une décision personnelle. Par exemple, « Blakata » a été diffusé dans des festivals de cinéma documentaire, il a reçu le prix Jeune Public du festival Corsicadoc tout en étant présenté comme installation au Salon de Montrouge. Le film « Pedra e Poeira » est aussi un bon exemple de ce phénomène. J’ai tourné ce film à Fordlândia au Brésil en 2018, dans le cadre de mon DSRA, via une invitation du collectif Suspended spaces. Ce film a été à la fois montré comme installation à Jeune Création et diffusé sur la plateforme Tënk en tant que documentaire.
Comment as-tu exploré et développé cette pratique de la vidéo et du cinéma au sein d’une école d’art option art ?
Le fait de suivre une formation à l’école d’art m’a permis une grande liberté de forme, dans la mise en scène, en espace, dans la façon de travailler, d’expérimenter.
Je crois que j’y ai aussi acquis une méthode de travail assez décomplexée. Par exemple, « Blakata » est un film que j’ai commencé à tourner sans financement, sans matériel professionnel, et toute seule. Dans une école de cinéma on apprend davantage à travailler en équipe et à intégrer des circuits de financements qui verrouillent la forme du film. Mon parcours à l’école m’a émancipé de ces formes de narration, qui peuvent être assez inhibantes.
En revanche, ces deux dernières années je travaille à la réalisation d’un nouveau film en étant cette fois accompagnée par la maison de production The Kingdom fondée par Marie Odile Gazin et accompagnée par Julien Sallé. J’apprends à écrire un scénario. C’est intéressant aussi, et ça me permet de toucher à un autre registre.
Pendant mes études à l’école d’art, j’ai aussi participé au « Film Infini », un groupe de recherche qui travaillait sur l’articulation entre le cinéma et le travail, le travail du cinéma et le cinéma du travail, ce qui m’a permis de collaborer avec des historiens, des sociologues, d’avoir un éveil vers les sciences sociales. Ça a été mon point de départ entre travail de recherche et vidéo.
Peux-tu revenir sur ce projet de film en cours ?
Il s’agit d’un projet de documentaire-fiction, qui s’appelle « Wolobougou » et sera tourné dans une maternité au Burkina. Wolobougou veut dire en Bambara « le lieu de la naissance ». C’est le nom de la petite maternité de brousse fondée par la sage-femme Honorine Soma. Honorine veut révolutionner la place de la femme dans la société burkinabè. Pour donner un accès aux soins aux femmes de milieu rural et affirmer son indépendance, elle a créé sa propre clinique. Elle soigne les corps mais veut aussi soigner les âmes. Pour cela, elle a créé des groupes de paroles féministes qui ont donné lieu à une pièce de théâtre. Aujourd’hui, elle veut remonter sa troupe de théâtre féministe au sein même de sa clinique. Elle peut compter sur l’aide de Bawa, ancienne cantatrice du ballet national du président révolutionnaire Thomas Sankara. Honorine veut convaincre les femmes du village de l’importance de prendre la parole pour changer la société. Malgré le poids des silences et des pressions sociales, vont-elles réussir à affirmer ensemble leur puissance ? En renouant avec la cosmogonie locale et en puisant dans l’histoire politique du pays, Honorine est prête à affronter ces obstacles pour partager son chemin vers l’émancipation.
Tu proposes en ce moment une installation au Centre international d’art et du paysage de Vassivière.
L’exposition s’appelle « La sagesse des lianes », et est visible jusqu’au 9 janvier 2022. Elle réunit une vingtaine d’artistes des mondes afrodiasporiques, réunis par le philosophe Dénètem Touam Bona qui curate l’exposition.
J’y présente une installation vidéo intitulée « Sankara et nous » coréalisée avec Galadio Kiswendsida Parfait Kaboré.
J’ai rencontré Galadio à l’Institut Imagine, ce lieu de formation et de réflexion autour du cinéma, à Ouagadougou, où j’ai étudié. « La sagesse des lianes » a été pour nous l’occasion de travailler ensemble sur une pièce commune. Le curateur, Dénètem Touam Bona, nous a invité à produire in situ, sur le plateau de Millevaches. Une région qui a une histoire militante forte, avec un tissu associatif très dense.
Galadio Kiswendsida est membre du Balai citoyen, un mouvement militant issu de la société civile au Brukina. Nous avons souhaité travailler sur la mise en regard de ces deux histoires militantes. Nous sommes partis du constat de la méconnaissance des mouvements militants en Afrique, une méconnaissance qui relève davantage du déni que de la simple ignorance. Nous souhaitions travailler cet angle mort, interroger cette zone d’ombre.
Nous avons posé la parole de Thomas Sankara, ancien président révolutionnaire burkinabé, assassiné en 1987, pour la mettre en résonance avec le plateau. Puis nous avons interviewé plusieurs personnes du territoire, en leur proposant de réagir à ses discours.
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Entretien avec Cécilia Almiron
Juillet 2019
Comment as-tu commencé à travailler la vidéo? Comment le film est devenu ton médium de prédilection?
Avant de commencer la vidéo, je peignais des monochromes que j'articulais dans l'espace. Ces installations mettaient la couleur en espace en jouant sur sa charge émotive, sa densité, sa profondeur. Je proposais une immersion dans la couleur. C'était déjà une façon de poser des questions de montage, de rythmes, de profondeurs de champ. Dans mes films, il y a cette même envie de transmettre et partager une émotion. Plus tard, je suis allée au Burkina Faso, en Afrique de l'Ouest. J'étais en troisième année à l’École Supérieure d'Art de Clermont Métropole, en 2012, et j’ai fait un stage dans une maison de production vidéo, « Manivelle production ». C’est au cours de ce séjour que j’ai appris à utiliser une caméra, en filmant les fêtes de mariages et les baptêmes les week-ends. Ce contexte d'apprentissage non-européen a sans aucun doute influencé mon rapport au médium vidéo.
La vidéo t’a emmenée au Burkina Faso lors de ce stage dans une maison de production. Tu as réalisé des spots pour Total pendant ce séjour. Comment ce voyage a marqué ton chemin d’artiste?
Ce voyage fût le déclencheur de la suite de mon parcours. C'est à ce moment-là que j’ai commencé à faire des films tout en me confrontant de plein fouet à l'histoire coloniale de l'Afrique de l'Ouest. Ma famille a une histoire liée au continent africain. Ma mère a grandi au Maroc et au Nigéria car mon Grand-Père, d'origine italienne, travaillait pour des entreprises françaises d'aménagement du territoire qui menaient des chantiers en Afrique. Pour ma part, j'ai grandi dans la campagne auvergnate, en zone rurale, mais j'ai nourri mon imaginaire avec des récits faisant référence à l'Afrique. Ma famille m'a transmis un fantasme de l'Afrique, la vision de ma mère depuis son enfance. C'était donc une image exotisée et idéalisée. Plus globalement, en France, la violence de l'histoire coloniale est très peu abordée. On peut dire qu'elle est refoulée et absente du roman national français, ce qui produit une amnésie collective. La traité négrière, l'esclavage, le travail forcé, l'humiliation et la mise en servitude des peuples africains sont encore trop souvent minimisés. Quatre siècles de colonialisme ne s'effacent pas avec les indépendances et nos imaginaires sont marqués par la propagande coloniale, qui justifie les atrocités commises en fabricant le mythe de la race blanche civilisatrice. On reste dans le déni de ce passé et par conséquence on ne mesure pas son emprise aujourd'hui dans notre quotidien et nos politiques. Notre économie néo-libérale est toujours fondée sur des schémas coloniaux : la majorité de nos richesses viennent des anciennes colonies françaises, comme l'uranium du Niger, les minerais en République Démocratique du Congo et autres... J'ai fait l'expérience de ce néo-colonialisme en étant au Burkina Faso et en faisant, dans le cadre de mon stage, un spot publicitaire pour les 60 ans de Total en Afrique. C'était révoltant de produire des images pour célébrer la présence d’une multinationale qui mène une politique extractiviste destructrice pour l'environnement au détriment des populations locales.
En plus, Total est devenu un sponsor dans le système de l’art contemporain...
Maintenant c’est un sponsor oui. Ce type de mécénat révèle toute l'ambiguïté du milieu de l’art qui dépend de l'économie capitaliste et libérale. Cette prise de conscience m'a permis de ne plus être naïve et d'apprendre à me positionner clairement en sachant quels contextes m'influencent et quels déterminismes peuvent m'empêcher. On protège ce système néo-colonial si on ne le critique pas. C’est aussi en travaillant au Burkina Faso que j’ai pris conscience de ma blancheur et des privilèges qui lui sont associées. Par exemple, quand je demande un Visa pour le Burkina Faso, je n'ai besoin d'aucun justificatif, le paiement suffit. Pour un artiste burkinabé, la demande de Visa pour la France nécessite une série de démarches administratives coûteuses et lourdes, qui souvent se concluent par un refus injustifié. Ces situations asymétriques héritées du colonialisme sont nombreuses et conditionnent les échanges entre les personnes. J'ai appris à identifier et connaître ces enjeux, puis à faire avec. Il faut prendre en charge l'héritage colonial que nous avons tous en commun, quelque soit nos origines et notre couleur de peau. Si nous déconstruisons cet héritage, il peut nous rassembler au lieu de continuer à nous diviser.
Tu commences à partir de ce moment à t’intéresser à l’histoire et à l’anthropologie, sur les questions africaines et postcoloniales. Quelle importance a la recherche dans le processus de réalisation et dans ta pratique en général?
Durant mes cinq années d'études aux beaux arts j’ai eu très peu de références non occidentales. La majorité de mes références étaient des auteurs ou des artistes blancs et masculins. La première étape de ma recherche fut de prendre conscience de ce conditionnement et de décoloniser mes références. J’ai découvert alors tous ces auteur.e.s africain.e.s et des diasporas africaines comme le philosophe Achille Mbembe, l'économiste Felwine Sarr, l'égyptologue Cheikh Anta Diop, l'auteure féministe Ken Bugul, l'ancienne ministre de la culture malienne Aminata Dramane Traoré… Il.elle.s dénoncent l'impérialisme contemporain et déconstruisent les stéréotypes liées à l'Afrique. Il.elle.s définissent un autre système de pensée qui revendique le multiple, le pluriel, l'hybridation. Il.elle.s dessinent l'idée d'une « Afrique-monde », qui propose des métaphores du futur et des répertoires de formes de résistances au système dominant. J’ai aussi fait des recherches sur les cinémas africains, en me demandant comment avaient-ils émergé ? dans quelles conditions ? comment sont-ils financés ? par qui sont-ils regardés ? Je cherchais dans les films africains d’autres formes de narration, traduisant un rapport au monde différent du mien. Je me suis aperçue que les films africains dépendent souvent des bailleurs de fonds européens. Actuellement, les plus grands financeurs de films d'Afrique francophone sont Orange et Canal Plus. Au moment des indépendances africaines dans les années 60, le cinéma était perçu comme un outil d'émancipation qui permettait aux peuples africains de reconquérir leurs images, de redevenir auteurs de leurs représentations, de fabriquer leurs regards. Mais la situation actuelle nous force à la désillusion. En plus de l'exploitation des ressources, nous assistons au colonialisme des imaginaires, car les multinationales culturelles influencent les productions artistiques et convoitent la nouvelle classe moyenne africaine en quête de divertissement. En comprenant ces rapports de force, j'ai commencé à chercher des économies plus marginales, des productions plus subversives qui inventent d’autres éthiques relationnelles mais sont souvent loin des projecteurs.
Ta manière de concevoir la caméra et le regard est étroitement lié aux questions culturelles et décoloniales. Tu as travaillé dans ta recherche autour du concept de “faitiche” de Bruno Latour, peux-tu évoquer quelques mots à ce sujet?
Mon mémoire de fin d’études s’appelait Caméra faitiche, comme l’écrit Bruno Latour, dans son ouvrage « Sur le culte moderne des Dieux faitiches ». Il donne une définition particulière du fétiche que j’emprunte pour définir la caméra : « Elle n’est rien que ce que l’homme en fait, elle ajoute pourtant un petit quelque chose : elle inverse l’origine de l’action, elle dissimule le travail humain de manipulation, elle transforme le créateur en créature. » L'objet faitiche est un objet fabriqué qui nous fait faire des choses, qui nous active. Ce sont des objets doubles. La caméra était d'abord pensée comme un outil nous permettant d'être plus proche du réel, voir de le dominer. Finalement, c’est aussi un instrument qui fabrique en permanence de la fiction. Quand je filme, je reste hors-champ mais je participe pourtant à l’action filmée et la modifie. La caméra n'est pas un outil de mise à distance, mais plutôt un trait d'union entre le filmeur et le filmé. Pour moi c’est déjà un acte d’engagement de filmer, de choisir qui je filme, comment je le filme. Je considère la caméra comme un objet-tiers. En psychanalyse, l'objet-tiers permet de rentrer en contact avec quelque chose qui est différent de soi. La caméra me permet de créer un espace commun avec celui que je filme. Aujourd'hui, tout le monde regarde des films. On se filme en permanence avec nos smartphones, partout dans le monde, et on envoie ces images dans les flux numériques. Le film est un espace dans lequel les gens ont des repères. Ce qui m’intéresse est de faire de cet espace un lieu de partage d’intimité. Je ne filme jamais les gens à leur insu, le point de départ est une rencontre et j’essaye toujours de créer les conditions du consentement pour élaborer un récit collaboratif avec ceux que je filme. C’est pour moi extrêmement important que mes protagonistes soient toujours consentants et restent auteurs de leur représentation. J'aime observer comment quelqu’un se montre, comment il se raconte et comment il s’invente. La caméra permet aux gens de s’inventer. Par exemple, dans mon film « Blakata » (2019) les cavaliers du Burkina s’inventent en cow-boys tout en montrant leur intimité. Kaynãn à Fordlandia dans le film « Pedra e poiera » s'invente guide et historien de la ville, depuis son point de vue d'enfant. Ce sont ces basculements qui m’intéressent et que je mets en situation dans mes films.
Ton travail se situe d’une certaine façon à la lisière entre diverses pratiques de création et domaines du savoir. Comme c’est le cas de nombreux artistes contemporains, il y a cette transversalité entre l’art, la sociologie, les études culturels... La figure de l’artiste a beaucoup évolué, il acquiert de nos jours différents rôles, qui vont bien au-delà du créateur d’objets d’art. Comment tu te positionnes dans ce sens? Il y a aussi la question du médium qui me semble intéressante. Tu conçois des oeuvres vidéos qui mélangent le documentaire et la fiction, l’art et le cinéma.
Je me nourris d’écrits venant des sciences humaines. Un des premiers auteurs qui m'a aidé à construire mon point de vue fût Frantz Fanon, psychiatre guadeloupéen. J’ai suivi les cours d'Histoire d'Elikia M'Bokolo et d'anthropologie visuelle de Jean-Paul Colleyn à l'EHESS. Si je n’avais pas fait les beaux arts je me serais inscrite en études de psychologie ou d'anthropologie. Je ne suis pas convaincue par le concept de l’art pour l’art. Je crois que l’artiste a au moins la responsabilité d'interroger. Je rejoins la prière de Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs : « oh mon corps, fait de moi toujours un homme qui interroge. ». Dans mon travail, j’essaye de créer une instabilité où les certitudes sur le réel deviennent fragiles. Cela crée un trouble et force la personne qui regarde à être active et à questionner ce qu'elle voit.
Ce mouvement peut déjà être initié en jouant avec la porosité entre le réel et la fiction et dans les conditions de monstration des images. Un film en installation dans l'espace d'exposition désamorce le côté autoritaire que peut avoir la projection en salle de cinéma. Le film exposé devient un espace qui propose une expérience dans laquelle le spectateur est libre d’aller et venir. Être à la fois réalisatrice et artiste ça me donne un statut double qui me permet d’être assez libre, de ne pas dépendre d’un seul secteur économique, de ne pas être figée dans un seul statut ou fonction. Je viens des arts plastiques, mais pourtant je travaille avec la boîte de production The Kingdome, qui soutien des films documentaires destinés aux festivals. Les situations d'entre deux mettent en tension les choses. Faire en film c’est mettre en regard des pensées, des situations, des gens et à partir du moment où on met les choses en tension, on créé l'espace pour le dialogue, le débat.
Tes vidéos durent parfois le temps d’un court métrage ou d’un moyen-métrage et tu les exposes autant dans des espaces d’art que dans les salles de cinéma. Je pense que la durée, le statut de tes oeuvres, ainsi que le passage du white cube à la chambre noire, manifestent en effet cet “entre-deux” et cette mise en tension dans ta démarche.
Il y a un plaisir à réfléchir la scénographie du film pour me permettre de dire plus de choses. Par exemple, pour Piera et Poeira, le deuxième écran montrant les vidéos Youtube de Kaynãn convoque un flux d’images en commun. Il rend visible une culture partagée qui infuse le film, les codes d'oralité des youtubers. Quand Kaynãn parle des vidéos mises en ligne par des jeunes aux Etats-Unis qui gobent des glaces d’un coup, il nous parle d’un ailleurs géographique qui paradoxalement lui est proche et fait partie de son imaginaire. Il attend même qu’il y ait un marchand de glaces qui s’installe à Fordlandia pour pouvoir poster lui aussi le même genre de vidéos. Proposer une installation vidéo pour l'exposition de Jeune Création densifie le film. Au salon de Montrouge, j'ai exposé le western documentaire « Blakata » en créant un environnement qui évoque la salle de cinéma plein-air de Ouagadougou où a été tourné le film. C’est dans ces salles de cinéma plein-air qu'étaient montrés les westerns hollywoodiens.
Est-ce que la possibilité de montrer le film dans une salle de cinéma pourrait en revanche avoir l’avantage de faire arriver le film à un plus grand nombre de personnes?
Le cinéma permet certes une diffusion plus large, mais il est rare qu'un film d'artistes soit montré en dehors des circuits de festivals, qui s’adressent plutôt à un public d’initiés. Je crois que le meilleur outil de diffusion pour toucher au plus grand nombre est Youtube ou d'autres réseaux sociaux. Quand mes films ont fini leur vie en festivals ou en expositions, je les mets en ligne et je les partage. C’est là où ils ont le plus de visibilité. Pour beaucoup de gens le cinéma reste assez cher et tout le monde n'a pas accès à une salle. C'est aussi le cas dans certains pays d'Afrique où il n'y a plus de cinémas.
À ce sujet, comment ça s’est passé la projection de Piera et poeira dans le cinéma Olympia de Belém, au Brésil?
J’ai montré une version de travail du film car il est encore en montage. Le cinéma Olympia de Belém est le plus ancien cinéma du Brésil. Il a été construit durant les années 20, au même moment où Ford a bâtit Fordlândia. Ce cinéma est lié à l’essor du secteur culturel et économique du Brésil, qui reposaient sur la production et l'exportation du caoutchouc. C'était intéressant de projeter Peira e Poeira, qui montre les usines-monuments de Ford, dans un cinéma lui-même monument de cette époque. Le public Brésilien riait beaucoup en regardant le film où Kaynan fait référence à toute une culture et un humour populaire. D'une certaine manière, mes films sont métisses et il est important qu'ils soient vues dans leurs différents milieux d'origine.
Au salon de Montrouge, au vu de la scénographie générale et comment les stands d’artistes étaient divisés, le son des oeuvres se dispersait d’un stand à l’autre, la pollution sonore était importante. Le son de Blakata était particulièrement faible pour qu’on puisse l’entendre facilement. Cela fait souvent partie des contraintes spatiales d’un Salon quand on veut exposer de l'audiovisuel. Comment tu aperçois ces questions techniques? As-tu des impératifs ou bien des réticences concernant la mise en forme et les aspects techniques au moment de l’exposition?
Le son des vidéos est toujours un aspect compliqué à accorder dans une exposition collective. Les bandes sonores des vidéos ne doivent pas parasiter les autres œuvres. Ces réglages se font souvent au détriment du film. Parfois c'est la lumière qui pose problème et perturbe la projection. Ces données peuvent réellement gâcher le travail de mixage et d’étalonnage et c’est très frustrant. Je pense qu'il est possible de faire un bon travail avec un budget et un commissariat adéquat. Il y a eu une exposition de films au Plateau FRAC Île de France, La Rivière m’a dit de janvier à avril 2019, curatée par Xavier Franceschi. C’était un enchaînement de vidéos qui formait une narration. C’était un vrai choix de commissariat où les sons se rencontraient pour former une ambiance. Dans les expositions collectives, comme les éditions de Jeune création ou le salon de Montrouge, l'objectif c’est de rendre visible et de contextualiser son travail au sein d'une nouvelle génération artistique. Ce ne sont pas forcément les conditions idéales de monstration, mais ce sont de réels temps forts de rencontres et de partages pour les jeunes artistes.
Les films de western occidentaux ont eu une influence importante dans les cinématographies ouest-africaines à partir des années 60. L'appropriation de ce genre dans l’Afrique de l’ouest constitue un échange entre cultures et traditions. Est-ce que tu aperçois une confrontation ou un rejet des influences occidentales au Burkina actuellement, ou bien des traditions ?
Ce n'est pas si antagoniste. Les populations africaines sont multiples et l'impact du colonialisme en fait une population hybride. Il existe des liens entre les cavaliers burkinabés et les cow-boys des westerns crépusculaires. Par exemple, dans Seuls sont les indomptés réalisé par John Miller en 1962, on assiste à l’épopée d’un cow-boy qui tente d’échapper à la police sur le dos de sa fidèle jument Whisky, qu’il refuse d’abandonner. Le duo doit gravir une montagne pour gagner les plaines où ils seront hors d’atteinte. Des hélicoptères les poursuivent, le monde moderne est à leur trousse. C’est aussi un tiraillement qui anime les cavaliers du Burkina Faso : l’attachement aux valeurs traditionnelles et leurs croyances qui sont ébranlées par d’autres modèles de rapport au monde. Ils choisissent le meilleur de chaque culture pour se réinventer. C’est cette possibilité de réenchantement et de construction de l’être en devenir que tente de capter mon film « Blakata ».
Les films westerns sont diffusés en Afrique de l’Ouest depuis les années 40. Les salles de cinéma étaient utilisées par les colons comme lieu de divertissement, d’éducation et de propagande des idéologies occidentales. Lors des indépendances, les salles qui appartenaient aux réseaux d’exploitation européens ont été revendues à des exploitants nationaux. La fragilité économique des pays à mis en péril la majorité d’entre elles. Au Burkina Faso, où le Président révolutionnaire Thomas Sankara a été pouvoir de 1983 à 1987, le cinéma a été valorisé comme vecteur de la culture locale et d’ouverture sur le monde. Les salles étaient alors équipées de matériel de projection russes pour montrer, entre autres, des westerns américains. Le cinéma est donc un lieu où les cultures se croisent, s’influencent et fabriquent un imaginaire collectif. Alassane Moustapha réalise le premier western africain en 1966 au Niger : Le retour d’un aventurier. Le film raconte l’histoire de Jimmy, qui revient de la guerre d’Indochine et retrouve son village. Il offre à ses amis toute la panoplie des costumes de cow-boys : veste en cuir, jeans, chapeaux remplacent les boubous sahéliens. Dans la bande, il y a une femme, Reine Christine, qui monte a cheval et rêve avec les hommes. L’actrice Zalika Souley est aujourd’hui la doyenne du cinéma nigérien. En 2003, Rahmatou Keïta lui consacre un documentaire, Al lèèssi, une actrice africaine. Dans les entretiens, Zalika Souley revient sur l’audace du rôle de la reine Christine à une époque où il était impensable de voir une femme en pantalon montant à cheval. Alassane Moustapha, âgé de 24 ans lorsqu’il tourne ce film, propose le portrait d’une jeunesse en mutation, en lutte contre le colonialisme et à la recherche de son identité plurielle. Les personnages de son film se perdent d’abord dans le banditisme et le vol. Ils finissent par s’entre-tuer et se trahir. Ils défient la sagesse des anciens. Leur arrogance les entraîne dans une perdition dangereuse et ils trouveront une solution dans le retour aux sources. Toutefois, le mélange des cultures apporte du positif, comme le prouve la Reine Christine, symbole d’émancipation.
Ces cow-boys d’Afrique de l’Ouest, sont de bons exemples de ce que la linguiste Mary-Louise Pratt nomme les zones de transculturation. Ce sont les zones de contact où les peuples dominés utilisent les codes d’expressions de la culture dominante pour s’affirmer et revendiquer leurs particularismes. Dans son texte, Des arts dans la zone de contact, traduit en français par l’artiste Jérôme DeVienne, elle donne l’exemple du prince inca Felipe Guaman Poma de Ayala qui écrit une longue lettre au roi d’Espagne Philippe III en 1613. Cette Premiere et Nouvelle Chronique, et le bon Gouvernement, dans un mélange d’espagnol et de langue queshua, raconte l’Histoire Inca en l’intégrant aux récits bibliques et à l’Histoire espagnole. Ainsi, il propose une histoire globale, où les Incas sont aussi des protagonistes majeurs de l’Histoire du monde. L’Occident a trop souvent pensé son histoire comme imperméable aux autres cultures,qui seraient, elles, figées dans un hors temps, maintenues au stade primitif. Ces exemples de transculturation proposent une relecture de l’Histoire considérée comme multiple et partagée. Un western africain, c’est aussi un moyen d’impliquer l’Afrique dans la représentation du monde. C’est un outil pour décentrer nos regards, en proposant des héros hybrides, puisant dans des références multiples. Il démontre une capacité d'ouverture, d'inclusion de la différence. Les formes artistiques deviennent des lieux de traduction, de traversée et d’ouverture de possibles. Les westerns africains surmontent le traumatisme colonial et la violence de l’impérialisme, en leur donnant un lieu de visibilité et de prononciation. Ils proposent des espaces de négociations, de subversions.
Est-ce qu’il y a de scénario dans tes projets vidéo? Comment tu travailles tes idées avant de les tourner?
Le point de départ de mes films est toujours une rencontre. Ensuite, le récit s'improvise lors du tournage et l'écriture se fait au montage. Lors de ma résidence au Brésil par exemple, je ne savais pas qui j’allais filmer à Fordlandia et je ne voulais pas projeter un fantasme pensé depuis l'Europe. Je savais que le film aurait une dimension impulsive. Le déclencheur est la rencontre avec une personne qui a envie d'être filmée et de partager un récit. Je me positionne en tant que témoin. Quand le lien de confiance est établi, je mets en scène des situations dans lesquelles les protagonistes agissent. Pour Blakata, j'ai travaillé avec la monteuse Elodie Broillard. Ce regard extérieur au moment du montage est essentiel pour construire le film car je suis souvent prise par l'expérience intense du tournage et il est difficile de garder le recul nécessaire pour rester auteur du film. C'est dans le dialogue avec la monteuse que se fabrique la narration.
Pour mon prochain film, je ressens le besoin d'écrire en amont pour affirmer certains partis pris au niveau de la mise en scène. Ce temps d'écriture est rendu possible par le fait que je saisi mieux les enjeux à l’œuvre dans mon travail : la prise de parole, l'affirmation de soi, la réappropriation des récits, le recours à la fiction pour se raconter. J'ai mis du temps à comprendre la part inconsciente de mes films et il était difficile d'écrire à l'avance ce que je ne devinais qu'à peine. Mon prochain film sera tourné dans une maternité du Burkina Faso fondée par la sage femme Honorine Soma dans un village isolé. Pour préparer les femmes à l'accouchement, elle anime des ateliers de théâtre d'improvisation où elles mettent des mots sur leurs angoisses et incarnent le discours féministe prononcé en 1987 par le Président Révolutionnaire Thomas Sankara « La libération de la femme : une exigence du futur ». Pour le moment, j'étudie les féministes et afro-féministes comme Donna Haraway, Octavia Buttler, Silvia Federici, Gayatri Spivak ou Françoise Vergès. Ces lectures nourrissent l'écriture du projet pour m'aider à penser cette notion de maternité. Je vais ensuite partir seule en repérages pendant un mois avant de revenir avec une équipe de tournage féminine.
Tes projets sont, d’une certaine façon, liés à la spécificité d’un lieu (lieu au sens large, en tant que site géographique mais aussi faisant référence à une communauté). Tu as travaillé beaucoup au Burkina, autour des cavaliers, ou encore autour de la voie de chemin de fer reliant Abidjan à Ouagadougou. Plus récemment à Fordlandia, au Brésil. Quelle fonction opère la spécificité du lieu pour toi dans la création?
Au Burkina Faso, la communauté de cavaliers traversent le centre ville à cheval, mais ils vivent dans la périphérie. Ce qui m'intéresse c’est cette liberté de mouvement, de transgression des espaces et des traditions, des genres.
Le projet autour de la voie ferrée reliant Abidjan et Ouagadougou se nommait Taaga-Kaana, ce qui signifie aller-retour en diula, et était organisé par le scénographe burkinabé Dao Sada. Il invitait des artistes à travailler sur ce chemin de fer construit pendant la période colonial par des ouvriers réduis à l'état d'esclaves. La voie ferrée appartient maintenant au groupe Bolloré qui détient ainsi l'axe commercial principal entre le Burkina Faso et la Côte d'Ivoire. La multinationale mène une politique qui privilégie les bénéfices au détriment des populations locales. Toutes les petites gares ont été fermées, anéantissant le commerce intérieur des pays et plongeant les villages dans une grande précarité. J'ai participé au projet Taaga-Kaana avec l'artiste Rémy Tardieu. Il nous a vite été interdit de travailler dans le train car l'entreprise Bolloré n'autorise pas la prise d'images dans ses infrastructures. Nous sommes donc partis à la rencontre des habitants de Kouentou, premier village après Bobo Dioulasso en direction de Ouagadougou. Là s'élève encore une gare à l'architecture subsaharienne, tel un mirage. Le hangar qui servait autrefois de marché et de lieu de stockage est en ruine. Une famille est encore rémunérée pour prendre soin de ces bâtiments. Nous avons filmé Adama et Nadège qui racontent leur lutte vaine contre la fermeture de la gare. Les images ont pris la forme d'une installation vidéo sur trois écrans où les différents récits se croisent et se superposent à des images d'archives et des formes abstraites et inquiétantes. C'est dans cette même gare que j'ai filmé une partie de « Blakata ».
Fordlândia est une ville subissant aussi l'économie libérale et extractiviste qui méprise l'humain. Elle a été fondée par Henri Ford qui voulait exploiter du caoutchouc. Des usines, un hôpital, des écoles et des logements ont été bâtis dans un style américain. Le projet industriel s'accompagnait d'une volonté civilisatrice et paternaliste. Ford voulait convertir les ouvriers brésiliens au mode de vie et aux valeurs américaines par une série de lois coercitives appliquées par une police des mœurs. Aujourd'hui, il ne reste que des vestiges de cette époque. Les habitants continuent d’entretenir les usines qui deviennent des monuments, des archives à ciel ouvert. Le collectif Suspended Spaces a organisé cette résidence pour confronter des artistes et intellectuels à ce lieu qui cristallise les rapports de force à l'oeuvre dans notre monde contemporain. Cette ville provoque un sentiment de sidération. Suspended Spaces propose de partir de ce vacillement pour penser le geste artistique.
Le point commun de ces différents lieux est qu'ils naissent et subissent le système néo-colonial et libéral. Dans ces contextes violents, j'essaie de recueillir des voix singulières, pouvant sembler fragiles mais qui au contraire font preuves de résistance, de subversion et d'une grande force de réinvention. C'est la dignité de ces individus, leur récit subjectif des contextes dans lesquels ils vivent qui s'affirment à travers mes films.
Dans ton dernier projet Piera et Poeira, Kaynãn représente aussi une génération récente qui a grandi à Fordlandia en dehors du contrôle impérialiste américain, dans une ville déjà laissée à l’abandon. On pourrait dire que sa vision de l’histoire de la ville se situe entre la mémoire et l’oublie?
Kaynãn met en partage une histoire lacunaire et subjective de la ville de Fordlandia. Il mêle anecdotes de l'enfance avec éléments historiques. Après nous avoir raconté une histoire de fantômes, il explique que les Américains ont été chassés par les brésiliens et les moustiques. Cette version de l'histoire donne aux habitants et à la faune amazonienne un rôle militant qui renverse le rapport de force. L'histoire est souvent écrite par les dominants. Je préfère qu'elle soit déconstruite et racontée par les dominés, les minorités, les marges. Cela implique un partage des savoirs depuis l'expérience individuelle comme le propose Donna Haraway en parlant de savoirs-situés. Je suis méfiante à l'égard des romans nationaux qui occultent la multiplicité des points de vues et uniformisent l'opinion.
La place de la parole a un rôle important dans ton travail. J’ai l’impression que les personnes qui font vivre tes films s'expriment pour le plus souvent librement, parfois d'une manière improvisée et spontanée. Si la caméra génère des attitudes et des réactions ou engendre des limites à l’expression, ta position derrière elle est de laisser carte blanche et libre circulation à la parole. Est-ce que tu sens parfois le besoin de contrôler la parole? comment tu gères cette dimension dans la réalisation de tes films?
Blakata veut dire “lâcher prise” en diula. C'est une invitation à la non-maîtrise et à la confiance. Cet abandon au présent se fonde sur une écoute attentive. Les conditions de prises de paroles se fabriquent collectivement. Il s'agit d'une constante négociation entre mon désir de filmer et le désir de mes protagonistes d'être représentés. Je décide des mises en situations et ils improvisent à l'intérieur. Cette liberté d'improvisation est d'autant plus forte lorsque nous ne parlons pas la même langue. Cela désamorce aussi le rapport dominant de la langue française dans le contexte d'une ancienne colonie française. Le passage au mooré ou au diula pour mes acteurs est une affirmation. Il me faut développer une autre forme d'écoute, nourrie par l'empathie, le langage du corps, la proxémie comme la définit Edward T. Hall dans « La dimension cachée ». Ces modes de langages pré-verbaux, ouvrent à une proximité plus intense et intime.
Pour Pedra e poiera, je filmais Kaynan avec André Parente, artiste brésilien faisant partie du collectif Suspended Spaces. Il était l'interlocuteur principal de Kaynan mais le dialogue se construisait à trois, comme le montre les moments où Kaynan s'adresse directement à moi derrière la caméra, vient se placer dans le champ, oriente mon regard. La complicité se fabrique par delà la différence. C'est une manière de devenir témoin et confidente. C'est aussi liée à ma position en tant que femme blanche. Je subis l'ordre patriarcale et machiste de la société dans laquelle je vis, mais en étant blanche, j'incarne malgré tout la classe dominante et ses privilèges. Cette contradiction, cette ambiguïté participe à mon attitude. J'observe et je me déplace pour mettre en lumière et m'engager aux près de ceux qui luttent contre l'ordre établi.
Pour ton dernier film, Piera et poeira, tu as imaginé de faire une projection en dialogue avec les créations Youtube de Kaynãn. Tu as déjà travaillé avec des multi projections, ou avec d'autres formes d’installation audio-visuelles de ce type?
J'avais déjà expérimenter ce dispositif de diptyque pour l'installation Madi Dermé. J'avais filmé Madi, chef des cavaliers du Burkina Faso, lorsqu'il travaillait en France, à l'hippodrome de Pau en 2015. Un écran montrait des images d'entraînement à l'aube. Les silhouettes fantomatiques, l'ambiance lunaire et onirique renouaient avec l'animisme de Madi. On le voyait ensuite prier avec un cheval avant la course. Sur l'autre écran, on retrouve Madi en spectateur dans les gradins qui suit avec angoisse la compétition. Le cheval chute, le visage de Madi se brise dans le champ contre champ. Cette mise en espace du film m'avait permis d'affirmer des partis pris de montage et d'initier déjà la porosité entre fiction et documentaire.
Pour l'exposition de Jeune Création, je prévois effectivement de projeter Piera e poeira et d'ajouter un écran posé au sol, contre le mur de projection. Les deux images vont donc se superposer. Sur l'écran sera diffusé la chaîne youtube de Kaynan réunissant vidéos trouvées et montages qu'il a lui même réalisé. C'est sa programmation, ses références, qui s'infusent dans le film. Elles révèlent aussi la culture numérique de Kaynan qui contredis le stéréotype projeté sur un enfant vivant dans la forêt amazonienne. Les installations vidéos en multi-écrans désamorcent l'autorité de l'image et du film mono-bande. Elles permettent une narration non-linéaire, chaque écran devenant une digressions du même récit. Cette multiplicité de points de vue densifie la narration.
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Eric Loret, catalogue de l'exposition des Enfants du Sabbat, Thiers, 2016
Dans les trois derniers films de Camille Varenne, réalisés en 2015, deux éléments reviennent : le cheval et la scrutation. Ils ont été tournés au Burkina Faso ou bien, pour le premier, composé à partir de found footage (montrant en partie le Mali). Regarder quelqu'un en train de regarder, c'est déjà un peu se glisser dans son intuition, son appréhension du monde. Quant à l'animal, il évoque assez immanquablement la célèbre conférence de 1997 de Derrida, l'Animal que donc je suis, où le philosophe rappelle que l'animal nous regarde, aux deux sens du terme : sa vie s'adresse à nous comme vie, par delà la différence spéciste.
Le cinéma de Camille Varenne, se réclame du concept de “faitiche” de Bruno Latour : l'anthropologue avoue volontiers utiliser le premier Derrida dans sa tentative de dépasser le “Grand Partage entre Eux et Nous”, les Occidentaux et les autres. Et pour le comprendre, écrit-il dans Nous n'avons jamais été modernes (1991), “il faut revenir à cet autre Grand Partage entre les humains et les non-humains”. La jeune artiste a d'abord travaillé sans le savoir ce “partage” malheureux par la pratique de la peinture. Elle posait la question de l'immersion dans la couleur, de la charge émotive et de la mise en espace, de l'absorption dans quelque chose. Puis la vidéo l'a emmenée au Burkina lors d'un stage dans une maison de production où elle réalisait des spots pour Total : une découverte directe du postcolonialisme, en quelque sorte. Depuis trois ans, elle n'a plus pour media que le son et l'image, et suit des cours à l'EHESS, en histoire et anthropologie sur les questions africaines et postcoloniales. Au moment où nous la rencontrons, fin 2015, Camille Varenne évoque avec passion une résidence de trois mois qu'elle va passer en Côte d'Ivoire et au Burkina, ou plus précisément dans le train qui relie Ouagadougou à Abidjan : le rapport à la démarcation l'intéresse particulièrement, cette ligne de chemin de fer gérée par Bolloré traversant une frontière coloniale qui n'a aucun sens culturel. En outre, le voie ferrée aboutit à Treichville où Jean Rouch (auquel Varenne a emprunté le titre de son film l’Ombre du Renard Fou et du Maître Pâle) a tourné Moi un noir. L'acteur principal, indique-t-elle, Oumarou Ganda, devint le premier réalisateur africain à ne pas être passé par école soviétique. Histoire de transmission et de symétrie, ou de communauté. L'expérience du train en commun avec d'autres artistes devrait être propice à des créations sonores : “le son permet un registre d'échange symétrique” alors que “la prise d'image réveille des nœuds”, des souvenirs iconographiques. Camille Varenne fuit le familier, elle souhaite faire du “vacillement” une “condition d'être”. Pas de délimitation mais un incessant va-et-vient. La fiction cinématographique lui semble une bonne piste pour l'avenir.
Eric Loret
Lætitia Chauvin, catalogue de l'exposition Première à la Fabrique Pola de Bordeaux, 2015
Camille Varenne intitule son mémoire de diplôme, Caméra-Faitiche en référence au concept de faitiche de Bruno Latour, elle remarque : « La caméra active des attitudes, provoque des comportements. Comment cet outil intervient dans le rapport à l’Autre ? Permet-il de faire circuler la parole autrement, de la faire exister sans l’expertise de l’ethnologue ? [...] Ce constat m’invite à interroger la possibilité aujourd’hui de filmer l’altérité culturelle sans exotiser et dramatiser la situation et sans rejouer des schémas d’échanges dissymétriques et inégaux. »
La place de la caméra est au coeur de ses recherches : dans la lignée de la « caméra-contact » de Jean Rouch, elle veut activer la « caméra participante », voire « pénétrante » selon sa formule – celle qui rapproche, facilite le partage d’existence, se fonde sur la réciprocité. Camille Varenne filme à l’unisson de son sujet, en particulier dans son film Wéfo (2015), co-réalisé avec les guerriers équestres du Burkina Faso. Elle pousse sa logique jusqu’au bout et leur confie une GoPro pour les scènes de voltige à cheval qu’ils filment en caméra subjective.
Quelques « classiques » du film ethnographique sont insérés comme des clins d’oeil avertis à ses pères : la falaise de Bandiagara au Mali si chère à Marcel Griaule, dans Tu me chercheras et je ne serai plus (2016), une scène d’enterrement de cheval selon les rites musulmans, des scènes de danse en costumes. Les parades des cavaliers sont elles-même parentes de ces représentations publiques, de ces moments vécus où l’acteur est maître de sa dramaturgie, et où la caméra est simplement un spectateur de plus à séduire.
Camille Varenne tire profit du plan fixe en le traitant souvent comme un tableau. Un cadre très large laisse entrer plusieurs scènes dans les profondeurs de plans. Elle peut aussi s’attarder à filmer des détails, là une certaine lumière, là une certaine moue ou les muscles saillants sous la peau d’un cheval. Dans Wéfo, l’intimité des hommes à leurs chevaux se décèle dans des gestes de dressage ou de soins, et dans la proximité des corps. Le spectateur chemine à son aise dans ces images : pas de commentaire, seules des données brutes. Le son ambiant restitue les cris, les chants, y compris le toussotement de l’opérateur derrière la caméra. La jeune artiste s’éloigne résolument des canons du documentaire lorsqu’elle s’aventure dans les dispositifs d’exposition. Madi Dermé (2015) est une installation vidéo composée de deux films : un portrait filmé au plus près du visage du protagoniste, le chef des Guerriers équestres du Burkina Faso occupé à préparer un cheval de course sur l’hippodrome de Pau, et un entraînement nocturne de jockeys, grande ronde de chevaux dans la brume filmée en plan fixe noir et blanc. La neutralité de la caméra est une illusion depuis longtemps dissipée chez elle : « le choix de cadrage, le raccord de plan, le son, la voix off, l’ellipse sont autant d’interstices où s’infiltre la fiction » souligne-t-elle. La leçon de Jean Rouch qui avait pris le parti du récit au détriment de la restitution est intégrée : chez Camille Varenne, on joue, on donne, on reprend, en toute liberté.
Laetitia Chauvin