Surexpositions
Trois journées pour penser l’art en devenir à partir de l’espace afro-européen.
Ces journées d'études collaboratives, inclusives et expérimentales ont eu lieu à l'Ecole Supérieure d'Art de Clermont-Métropole
le 9/10/11 mai.
Orgnisateurs : Jacques Malgorn, Emil Sennewald et Camille Varenne
En collaboration avec : Dao Sada, Edwige Aplogan, Gérard Pingwendé Kientega,
Clémentine Farrah Dramani Issifou, Nicolas de Ribou
Avec les oeuvres de : Meschac Gaba, Edwige Aplogan, Fédérique Lagny, Ciné Pod, Camille Varenne, Nicola Brandt, Jacques Malgorn
Une scénographie de Dao Sada
Les interventions de : David Signer (anthropologue) Cédric Vincent (anthropologue) Kpg conteur, Clémentine Farrah Dramani Issifou (curatrice), Parfait Kaboré (cinéaste), Adiarratou Diarrassouba (journaliste), Gaston Kaboré (cinéaste et fondateur de l'Institut Imagine) et Clara Goodwin (curatrice).
Constat
Un nouvelle foire à Paris, AKAA - Also known as Africa , l'Afrique à l'honneur lors de Art Paris
Art Fair , des festivals qui célèbrent l'Afrique comme nouveau « hotspot » de la production
artistique – « Des nouvelles expressions d'Afrique » se trouvent actuellement poussés au
devant de la scène internationale, notamment des marchés de l'art contemporain1. Mise en
lumière par cette sur-exposition, on voit surgir des effets de gentrification, les bourses
parlent déjà de l'Afrique comme la « nouvelle Chine ». Le terme de sur-exposition a été déjà
marqué par Jean-François Lyotard dans le contexte des « Immatériaux » qui avait lieu il y a
30 ans au Centre Pompidou2. Sa réflexion sur le media exposition et ses effets sur l’identité
des connaissances n’a rien perdu de son actualité. Transmis sur l’état actuel de l’art africain
on pourrait dire qu’il est sous exposition, dans le sens qu’il est mis sous pression. Un état
qui est soutenu, mais vu avec réserve par les nouveaux et anciens acteurs. Comme ailleurs
dans le monde, les pratiques artistiques prospèrent plutôt en dehors des projecteurs, dans
un espace « extra-européen »3 qui ne coïncide pas toujours avec l’espace géopolitique,
profitant d'un état de sous-exposition pour s'ancrer.
Pourtant, adoptant l’idée d’un « Afrique monde », des artistes, collectionneurs et
commissaires d'exposition soulignent ne plus vouloir s'enfermer dans les débats et
réflexions d'une histoire coloniale ou post-coloniale4. Minorés au sein de la globalisation et
des réseaux numériques, ils feront désormais partie d'une scène internationale, une
communauté artistique qui se pose ensemble les mêmes questions concernant l'avenir. À la
recherche « d’un univers extensif et hétérogène, l’univers de la pluralité et du large »5, ils
partagent des mots clés tel que l'identité, l'individuation, des collectivités, le post-numérique,
des nouvelles économies et l'environnement.
Projet
Afin de préparer une première table ronde à l’ESACM le 7 et 8 décembre et puis deux
journées d’étude consécutives à l’ESACM en février / mars 2018, nous avons déjà rencontré
des observateurs et acteurs de la scène artistique africo-européenne lors d’une « journée
émergence » qui avait lieu le 20 septembre au sein de l’ ENSADLab , Paris.
Le phénomène de l’« artafricanisme » nous semble particulièrement approprié pour soulever
des questions sur la fonction et le fonctionnement de l’exposition comme dispositif et comme
mode d’identification des lieux, objets et sujets artistiques. Ce projet de deux journées
d’études consécutives s’inscrit dans la continuité et se veut le point de départ pour des
futurs projets de recherche artistique questionnant l’Europe, l’Afrique et le Monde.
Conçu en collaboration avec le groupe de recherche EnsadLab « Displays », qui travaille sur
la question du devenir de l’expositions comme médium et comme espace d'émancipation, le
programme de rencontres permettra d’identifier des axes principales pour discuter des
explications du nouvel élan afro-européen, de soulever des positions exemplaires,
notamment en photographie et film, d’analyser le rôle de festivals, biennales et foires et de
préciser les écosystèmes impliqués et les espaces de critique possibles.
Méthode
Nous proposons de penser ces rencontres comme une scène avec différents acteurs. Les
coulisses mettront à disposition des archives, des documents, consultables avant les
journées de rencontres. Nous allons inviter à la fois des artistes, des historiens, des
anthropologues, des critiques, des commissaires et des conteurs et acteurs. Nous allons
préparer cette mise en scène avec le scénographe burkinabé, Dao Sada . Chaque
intervention sera introduite par un conteur qui deviendra le narrateur de ces journées de
rencontres. L'objectif est de faire circuler les paroles et les gestuelles en évitant les discours
présupposés. Nous voulons privilégier l'échange et le dialogue et proposer des tables
rondes où les intervenants s'exprimeront. Ces journées seront des temps de réflexions mais
aussi d'expérimentations formelles. En préparation de cet événement, nous inviterons des
interlocuteurs à réfléchir avec nous et les étudiants pourront participer à ces rendez-vous.
Structure
Acte I, Évolutions
Tout au long du XXè siècle l'intérêt pour l'art africain a favorisé un grand nombre
d'expositions en Europe et aux États-Unies. Au fur et à mesure, nous sommes passés de
l'art traditionnel aux primitivismes. Avec le postmodernisme et l'art contemporain la donne a
changé. Nous étions invités auparavant à découvrir un art fait de l'étrange, du sauvage, du
lointain, de l'exotique, art nègre, primitif, premier, tribal, ethnique, traditionnel, on était du
coup confronté à ce qu'on nomme l'art africain. C'est toujours étrange, mais cela intègre du coup une notion d'art
qui elle-même se trouve en évolution permanente, mettant en question ses formes, ses
racines, son identité ontologique.
Après les tentatives qui ont entremêlées arts traditionnels et art moderne, et en lien avec les
mouvements politiques des indépendances, l'art contemporain d'Afrique a pris une autre
direction : elle s'inscrivait de plus en plus, et en étroite résonance avec la narration de la
mondialisation opérée par des commissaires d'exposition « nomades », dans un « art
monde » pour les pratiques artistiques et dans un « art contemporain » pour les marchés.
Nous essaierons de donner une lecture de ces différents moments, en nous référent aux
études faites dans cette chronologie et en montrant des documents qui attestent de
l'évolution du regard occidentale sur sa définition de l'art africain et vice versa : l'intérêt
particulier de notre démarche est d'apprendre du regard africain sur les contemporanéités
mondiales. S'agit-il d'un terrain à conquérir ? D'un terrain hostile ou plutôt accueillant ? Ou
d'une place à trouver ? Quelles méthodes ont été développés pour être identifié 6 et exposé ?
Quelles conséquences ont eu des expositions internationales sur la scène et la production
artistique locales ?
Acte II, Collections
Après que les objets rituels soient devenus des objets d'art, gagnant par leur déplacement
dans un « white cube » en valeur symbolique et pécuniaire, les collections d'art
contemporain africain en Europe subissent toutes sortes d'influences. On a déjà pu observer
par rapport aux collections d'art « classique » que le fait de définir une collection à travers le
prisme d'un continent pose certaines questions que nous essaierons d'approfondir :
Comment le fait d'intégrer un objet dans une collection transforme cet objet ? Comment le
déplacement de l'objet transforme-t-il les sujet et les environnements qu'il va rencontrer ?
Quels conséquences pour la notion de l'art, des deux côtés, sont provoquées ?
Nous observerons la posture « d'originalité » affirmée par les collectionneurs comme Jean
Pigozzi lorsqu’ils montrent un intérêt pour l'art africain. Nous analyserons aussi l'influence du
marché de l'art sur la pratique artistique avec l'exemple des circonvolutions dans l’oeuvre de
Fredéric Bruly Bouabré comme cela nous est racontée dans la thèse de Cédric Vincent. Sur
un plan plus large, qui s'étend de l'objet visuel à l'imaginaire et les narrations le constituant,
le conditionnement provoqué par le marché s'observe aussi dans le milieu
cinématographique où les grands groupes tels que Lagardère ou Bolloré sont devenus
producteurs de films et ouvrent de nombreuses salles de cinéma à travers le continent.
Ces remarques nous amènent à interroger la lisibilité de ses oeuvres et leurs interprétations.
Que peuvent les artistes face cette appropriation ? Les croyances et la cosmogonie sont
souvent mis en avant des les productions africaines, comme des facteurs exotisant,
comment les artistes répondent à ces attentes ? Et puis, comment est-ce qu'on perçoit le fait
d'être exposé à un regard extérieur – d'abord réellement par les colons et les touristes, puis,
imaginairement à travers des images et des narrations ? Est-ce que l'exposition, comme
première forme de rendre des oeuvres plastiques à un public, évolue autrement sous la
pression d'un regard dominant ? Quelles formes de subversion se sont développées ?
Acte III, Réappropriations
Aujourd'hui, à travers des fondations privées et des initiatives d'artistes, on trouve sur le
continent africain des engagements à explorer différentes réponses à l'absorption par le
marché occidental. Sous la pression d'un regard institutionnalisé qui revendique une
«culture authentique » et un « patrimoine culturel », les lieux proposent de reproduire tels
quels les modélisations occidentales, c'est souvent le cas des musées nationaux mais aussi
des structures privées comme la fondation Zinsou au Bénin . D'autres 7 espaces, plus
difficilement identifiable, cherchent des alternatives et inventent des lieux à proposition
multiples comme Bandjoun Station de Barthélémy Toguo au Cameroun, ou la création
artistique côtoient la production agricole, des temps de sensibilisation, de l'événementiel.
Des pôles formations émergent comme l'institut Imagine de Gaston Kaboré au Burkina qui
propose des formations professionnelles en audiovisuel mais aussi des formations
ambulantes pour des réalisations amateurs sur téléphones portables. On peut aussi citer le
festival Quartier Libres de Ouagadougou où le scénographe Dao Sada organise des
performances dans les cours d'habitation. Cette dernière proposition nous invite à
questionner la codification de l'espace public/privé et les conditions de l'oralité au sien de
ces sphères, ainsi que sa transposition sur l'espace scénique ou le lieu d'exposition.
Viennent alors la question de l'opacité, que reste-il de l'intime, du secret face au regard
inquisiteur du public occidental où la démarche artistique prime sur la finalité de l’oeuvre.
Toutes ces observations sur le terrain africain rencontrent aujourd'hui la quête de nouveaux
territoires identitaires en art qui est en train de se généraliser. Comment apprendre de l'autre
? Comment penser l 'art a tŕavers des pratiques de « devenir monde » ? Quand, pour
déplacer une citation de Mbembe au marché de l'art, « coercion itself has become a market
commodity8 », comment construire un art en devenir conscient des forces
d'instrumentalisation qui la façonne ?
Acte IV, L'être en devenir
Si on peut retenir une première conséquence des évolutions de l'art depuis l'époque
moderne jusqu'à l'anachronisme du « contemporain », c'est le fait qu'elle s'éloigne de plus
en plus d'une notion ontologique de l'art. Il n'est plus question de ce que « c'est » l'art, mais
ce qu'il « peut » puis ce qu'il « désire » pour finir avec ce qu'il « devient9 ». Un art en devenir,
c'est ce qui se réfère aux forces inhérentes de chacun qui « fait » l'art. Ceci ne se limite plus
aux artistes seuls. C'est une entreprise partagée par tous ceux qui « ont besoin » de l'art.
Reste à définir comment ce besoin s'exprime, comment il dégage forces, moyens,
démarches. Et comment il garde sa capacité de restituer la force identitaire à ceux qui la
dégagent.
Un visa artistique existe dans la majorité des pays africains, permettant aux artistes de
voyager plus facilement et de créer cette dynamique d'aller-retour entre l'occident et
l'Afrique. Cette mobilité fait d'eux des passeurs, des transmetteurs, et confirment sans doute
le rôle sociétale qu'ils endossent. L'artiste est associé à la vie communautaire dans son
environnement d'origine, en tant que porte parole, faiseur d'objets de cultes... Puis il est
exposé à une attente et des modes de fonctionnement de l'exposition industrielle.
Ce rôle peut-il être ressenti comme un poids, et le voyage en Europe devenir un moyen de
s'émanciper ? L'exposition en « white cube », peut-elle être un acte d'émancipation au delà
de sa dimension commerciale ? L’émancipation est d'autant plus forte chez les artistes
femmes, et il sera intéressant de les interroger à ce propos. Nous aurons remarqué que ces
déplacements créés une certaine perméabilité entre les cultures qui nous invite à
décloisonner nos regards. Vers quel être en devenir s'ouvre ces allers-retours, ces
recommencements, ces réajustements ? Vers quelles oeuvres rencontrerons-nous les
amorces apaisées des différences ? Comment nous nous exposons les uns aux autres de
manière que nous arrivons enfin de créer des espaces de confiance et de rencontre ? C'est
ce que nous souhaitons estimer ensemble par nos interrogations communes.
Camille Varenne, Jens Emil Sennewald, Jacques Malgorn.